Une hécatombe hors norme dans les CHSLD du Québec
Les apparences ne sont pas trompeuses : la pandémie provoque bel et bien une véritable hécatombe dans les CHSLD du Québec. Ces dernières semaines, le coronavirus vole presque autant de vies parmi leurs résidents que toutes les causes de décès réunies en temps normal. Dans la région de Montréal, le bilan actuel est près de deux fois plus élevé qu’à l’habitude ; dans la région de Laval, deux fois et demie plus élevé.
Depuis le début de la pandémie, 858 résidents de centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) ont péri en raison de la COVID-19. Évidemment, même en temps normal, la mort s’invite régulièrement dans ces résidences. Or, une analyse statistique réalisée par Le Devoir confirme que ces nombreux décès brisent de manière significative la tendance habituelle.
La région où le coronavirus se montre le plus impitoyable envers les aînés des CHSLD est celle de Laval. Au cours des trois premières semaines d’avril, on y déplore en moyenne 50 décès par semaine. Un examen de la base de données du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) révèle que, lors des années financières 2016-2017 à 2018-2019, on parlait plutôt de 20 décès par semaine — toutes causes confondues — dans les établissements de la région lavalloise.
En seulement trois semaines, une maladie émergente vient égaler tous les décès.
Dans la région de Montréal, les trois premières semaines d’avril ont vu périr environ 130 résidents de CHSLD par semaine en raison du coronavirus. Lors des trois dernières années financières pour lesquelles les données sont disponibles, 70 membres de ce groupe mouraient en moyenne par semaine.
Ainsi, dans ces deux régions, la COVID-19 est plus meurtrière ces dernières semaines que l’ensemble des causes réunies lors d’un mois d’avril typique dans les CHSLD. Si on considère les décès survenus pendant la semaine du 15 au 21 avril — lors de laquelle les bilans quotidiens de décès atteignent un triste sommet —, le coronavirus emporte environ 90 vies dans la région de Laval et 290 dans celle de Montréal, soit plus de quatre fois le bilan hebdomadaire attendu dans les CHSLD de chaque région.
Dans les autres régions, l’épidémie fait relativement moins de victimes. Le bilan pour la province entière est tout de même considérable. La COVID-19 a causé l’équivalent de 80 % de la mortalité observée habituellement dans l’ensemble des CHSLD du Québec lors des trois premières semaines d’avril. À titre de comparaison, la pandémie a occasionné l’équivalent de 25 % de la mortalité habituelle dans la population générale du Québec.
Il aurait été idéal de comparer la mortalité actuelle, toutes causes confondues, avec celle des dernières années. Toutefois, au moment où ce reportage était préparé, le MSSS n’était pas en mesure de nous fournir le nombre total de décès survenus ces dernières semaines. Il ne sera vraisemblablement pas possible de comparer la mortalité du printemps 2020 avec la moyenne historique avant plusieurs mois.
Malgré cela, le professeur de sciences infirmières à l’Université de Sherbrooke Christian Rochefort , qui étudie la qualité des services de santé offerts en vertu de plusieurs indicateurs, dont la mortalité, juge que le nombre de décès causés par la COVID-19 ces dernières semaines est « impressionnant » par rapport aux valeurs historiques. « En seulement trois semaines, une maladie émergente vient égaler tous les décès », résume-t-il. Même si l’analyse statistique comporte certaines limites (voir l’encadré « Méthodologie »), « il se passe quelque chose, c’est clair », dit M. Rochefort.
Au surplus, le bilan de la COVID-19 dans les CHSLD pourrait être en réalité encore plus élevé par rapport aux moyennes historiques. Des leaders syndicaux du milieu de la santé ont témoigné cette semaine d’écarts entre les chiffres officiels publiés par l’INSPQ (pris en compte dans ce reportage) et la situation véritable.
À l’évidence, certains résidents de CHSLD emportés par le coronavirus seraient décédés ce printemps, pandémie ou pas. Cela allège le bilan net de la COVID-19. Cependant, la crise actuelle provoque aussi des décès collatéraux en raison de la surcharge de travail des soignants et du report de certaines interventions médicales, ce qui alourdit le compte réel. « Ça joue dans un sens et dans l’autre », observe le démographe de l’Université de Montréal Alain Gagnon, dont les recherches portent notamment sur l’influenza.
Selon M. Gagnon, il serait bien mal avisé de s’attendre à une baisse importante de la mortalité après l’épisode actuel dans les CHSLD (ce que les démographes appellent un « effet de récolte », comme on le voit après les grandes vagues de chaleur). Bien des résidents resteront susceptibles d’être contaminés pendant des mois, et la pression sur le système de santé demeurera élevée, fait-il valoir. La situation pourrait être semblable à celle de la grippe, maladie pour laquelle le nombre d’infections chez les personnes âgées se prolonge dans la saison, sans effet de récolte notable.
Pour en avoir le cœur net, il faudra donc attendre que la vague s’essouffle enfin. Entre-temps, il faut aussi envisager la mortalité dans les CHSLD en gardant en tête que la majorité des personnes qui emménagent dans ces centres y terminent leurs jours. C’est la qualité des soins offerts, et comment ceux-ci prolongent la vie et le bonheur des aînés, qui compte réellement, selon M. Rochefort. Et dans le contexte de la pandémie, c’est à ce sujet que ses craintes se situent.
« Les résidents des CHSLD sont les humains qui ont contribué à bâtir le Québec que l’on connaît aujourd’hui, défend-il. COVID-19 ou pas, ces gens-là méritent des soins de qualité. Ils méritent un accompagnement humain vers la fin de leur vie. Je crains qu’ils vivent des fins de vie traumatisantes. C’est ce qui me désole quand je regarde les chiffres. »
Méthodologie
Pour obtenir les bilans historiques du nombre de décès dans les CHSLD, nous avons extrait les données des rapports statistiques annuels disponibles sur le site Web du MSSS. Nous avons regroupé les données de tous les établissements en fonction de leur région sociosanitaire.
Pour obtenir les valeurs hebdomadaires du mois d’avril, nous avons divisé le total annuel par 52. Cette approximation est valide parce que le nombre de décès comptabilisés au printemps est conforme à la moyenne annuelle (en hiver, les décès sont plus nombreux ; en été, moins nombreux).
Puisque les bilans statistiques des CHSLD privés non conventionnés ne sont pas disponibles publiquement, nous avons fait l’hypothèse que les taux de décès historiques y étaient proportionnels à ceux des établissements publics et privés conventionnés. Cet ajustement a été effectué région par région. Les données des dernières semaines sur la COVID- 19 portent quant à elles sur l’ensemble des CHSLD : publics, privés conventionnés et privés non conventionnés.
Dans les données historiques, nous avons fait abstraction des sorties des résidents vers les hôpitaux, où il est possible qu’ils trouvent la mort. Chaque année, ces sorties sont beaucoup moins nombreuses que les décès constatés en CHSLD.