Gérer la crise... et ses suites

Les enjeux éthiques qui touchent à la relance de l’économie canadienne sont considérables.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Les enjeux éthiques qui touchent à la relance de l’économie canadienne sont considérables.

Michèle Stanton-Jean a été tour à tour sous-ministre de la Santé du Canada au moment de la flambée épidémique d’Ebola, de la maladie de la vache folle et de l’enquête Krever sur l’affaire du sang contaminé (1993-1998), membre du comité exécutif de l’OMS (1998-2000), présidente du Comité international de bioéthique de l’UNESCO (2002-2005), puis représentante du Québec au sein de la délégation du Canada à l’UNESCO (2011-2014). Réflexions d’un ancien mandarin de l’État sur la gestion de la crise de la COVID-19.​
 


 

Le Canada a-t-il suffisamment pris au sérieux les avertissements d’une éventuelle pandémie de la part de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ?

Les dirigeants de l’Agence de la santé publique du Canada sont très compétents. Ce qu’il faut se demander, c’est si le politique écoute suffisamment les chercheurs et les fonctionnaires. L’ouvrage de Max Weber Le savant et le politique peut nous donner des pistes de réponse. 

Les fonctionnaires à pied d’œuvre dans les équipes de santé publique à Ottawa et à Québec sont-ils imperméables à toutes pressions politiques ?

C’est normal qu’il y ait des pressions politiques en démocratie et il est important que les fonctionnaires informent bien le ministre des avantages et des inconvénients de tout scénario. Il faut établir des relations de confiance. Si elles existent, elles permettent au ministre de prendre des décisions éclairées sur les choix de politiques à mettre en œuvre. C’est souvent le déploiement qui est déficient. Annoncer une politique, c’est bien, mais la mettre en œuvre est difficile. C’est pourquoi il faut consulter la population, chercher l’acceptabilité sociale, faire des partenariats avec les citoyens, les impliquer à toutes les étapes du processus. Une chose qui est bien actuellement, c’est que la population comprend mieux l’importance des données et de la recherche. Pourquoi ? Parce que les chercheurs expliquent, expliquent, expliquent. J’ai une crainte pour le futur. C’est qu’on s’enferre dans la bureaucratie, des commissions, des comités, des luttes de pouvoir, des réformes de structures, alors que des rapports existent sur des tablettes et nous disent quoi faire : ceux des commissions Rochon (1988) et Clair au Québec (2001), Romanow au Canada (2002), ou encore le rapport québécois « Les soins intégrés pour les personnes âgées (SIPA) » (2002), par exemple. Saurons-nous nous en inspirer ?

Quels sont les plus grands défis que les gouvernements auront à surmonter durant une crise comme celle-ci ?

Rassurer la population est extrêmement important pour éviter les débordements. Bien écouter les conseils des scientifiques, éviter la bureaucratie et les goulots d’étranglement dans la gestion quotidienne des besoins, car il faut agir très vite avec des informations qui arrivent de tous côtés. Nous vivons dans une société riche peu habituée aux catastrophes sanitaires, qui exigent parfois des choix déchirants, et qui veut des réponses 100 % claires, alors que les données nécessaires pour y répondre n’existent pas encore. Nous vivons dans la complexité. Il faut surtout avoir un système bien planifié qui prévoit de tels événements.

Comment peut-on expliquer que ni Ottawa ni Québec n’avaient de réserve nationale de matériel utile en cas de pandémie — des masques, des gants, etc. ?

Après la crise du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), il a été dit qu’on en avait trop fait. Pendant le verglas, Santé Canada a fourni des lits et des couvertures. On s’est alors dit, il en faudrait plus. Toute cette gestion du matériel est complexe. Il y a des choses qui se périment si on les garde trop longtemps. Il est certain qu’il faudra faire un examen de tout cela, car la recherche prédit qu’il y aura d’autres pandémies. Mais est-ce que ce sera le même matériel dont on aura besoin ?

Au Québec, le premier ministre, François Legault, la ministre de la Santé, Danielle McCann, et le directeur national de la santé publique, Horacio Arruda, occupent le devant de la scène depuis le début de la crise sanitaire. Le ministère fédéral de la Santé en fait-il assez ?

Le trio québécois fait un très bon travail de communication : transparence, empathie, aveu d’erreurs. Pour avoir vécu quelques crises qui comportaient certaines similitudes avec celle-ci, je dois avouer que je ne voudrais pas être à leur place. Il me semble qu’un trio similaire devrait être plus présent au niveau fédéral. Une chose qui a pris trop de temps, selon moi, est le contrôle dans les aéroports.

Quels sont les enjeux éthiques auxquels les décideurs sont confrontés durant cet état d’urgence sanitaire ? Y ont-ils fait face adéquatement jusqu’à maintenant ?

Les enjeux éthiques sont considérables aussi bien au niveau social, juridique qu’économique. Quelles sont les valeurs qui ont été et qui seront le socle des décisions que nous prendrons en matière de gestion des CHSLD, du déconfinement, de la reprise économique ? Où seront octroyées les ressources financières limitées ? Nous aurons des choix difficiles à faire. Est-ce que ce sont encore les personnes vulnérables et les professionnels qui s’en occupent qui seront moins bien servis ? Comment allons-nous gérer la vie privée, l’autonomie et le consentement ? La population prendra-t-elle correctement ses responsabilités ? Déjà, un comité comprenant des éthiciens s’est interrogé sur les critères éthiques à examiner en cas de manque de matériel durant une pandémie. Avec les déficits budgétaires qui s’en viennent, est-ce que ce sont uniquement des valeurs de performance qui seront retenues ? Comment allons-nous gérer la justice et l’équité ?

Avez-vous des préoccupations particulières pour les personnes âgées ?

Nous avons été trop hospitalo-centristes. Nous avons mis nos énergies à construire des hôpitaux énormes et oublié les structures destinées aux personnes âgées. Je suis pour les soins à domicile et non pour le placement de toutes les personnes âgées dans les CHSLD. L’offre de services à domicile : services ménagers, soins corporels, soins de santé, et le recours aux technologies appropriées est à privilégier. Laisser les gens dans des milieux multi-âges est aussi très important. Si on dégage les CHSLD, nous pourrons en revoir le fonctionnement pour y accueillir les personnes gravement malades.

Le président des États-Unis, Donald Trump, a coupé les vivres à l’OMS. Quel est l’effet de cette décision sur la population mondiale ?

Si les États-Unis persistent dans cette voie, l’impact sera énorme. Leur contribution annuelle comme celle de tous les pays membres est essentielle à l’OMS.

Y a-t-il des critiques faites à l’égard de l’OMS qui sont justifiées, selon vous ?

Elle a été lente à réagir. Lorsque j’y allais pour représenter le Canada, il y a eu beaucoup de coupes budgétaires. Elle a alors dû accepter des fonds d’individus ou de pays qui poursuivaient des objectifs précis, des fonds dédiés, ce qui a conduit à des orientations budgétaires parfois discutables. À l’époque, nous nous demandions aussi s’il fallait la quitter, mais nous en sommes venus à la conclusion qu’il fallait plutôt contribuer à sa réforme. On a tendance à juger rapidement les organisations internationales comme les Nations unies et l’UNESCO. L’OMS joue un rôle de premier plan dans la collecte de données et l’aide à la mise en place de systèmes de santé adéquats et de programmes d’éducation en santé publique. Des centaines de chercheurs participent à ses projets. Quels que soient ses défauts, il faut essayer de la réformer, et non la quitter. Refaire des structures n’est pas toujours la réponse.

Comment l’OMS peut-elle rétablir sa crédibilité — ou gagner en crédibilité ?

En répondant avec transparence aux questions qui seront posées sur la gestion de la crise et en mettant en place les réformes nécessaires, mais surtout, en continuant son action dans les pays vulnérables. Les pays membres sont très jaloux de leur autonomie, de leur souveraineté, mais je crois fermement que la solidarité et la responsabilité sont essentielles.

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