Qui aura droit à un lit ou à un respirateur s’il en manque durant la pandémie?

C’est un document délicat, qui donne froid dans le dos. Un protocole de triage, d’une logique implacable, qu’aucun médecin en soins intensifs ne souhaite mettre en application. Qui aura droit à un lit ou à un respirateur s’il en manque durant la pandémie de COVID-19 ? Rien n’indique que ce scénario catastrophe se produira au Québec. Mais un groupe d’experts indépendants, mandaté par le gouvernement, a statué sur la question.
Le protocole, dont Le Devoir a obtenu copie, s’intitule « Le triage pour l’accès aux soins intensifs (adultes et pédiatriques) et l’allocation des ressources telles que les respirateurs en situation extrême de pandémie ». Il a été envoyé le 9 avril aux présidents-directeurs généraux des établissements publics de santé et de services sociaux.
Dans la lettre accompagnant le document, le sous-ministre de la santé et des Services sociaux, Yvan Gendron, souligne qu’« AUCUNE [en majuscule et en caractère gras dans le texte] donnée prévisionnelle ne nous indique qu’il sera nécessaire d’utiliser cet outil de triage, mais plusieurs d’entre vous nous ont mentionné être important d’avoir la réflexion et les outils nécessaires au niveau national pour se préparer à cette éventualité, aussi peu probable qu’elle le soit. »
La catastrophe italienne a secoué la communauté médicale au Québec, comme ailleurs dans le monde. En Italie, des médecins ont dû décider quels patients allaient être sauvés, en raison du manque de lits et de respirateurs. Un lourd fardeau à porter pour les soignants.
Ce n’est pas parce qu’une personne a 65 ans qu’elle aura avantage sur celle de 70 ans
Le Québec voulait se préparer à toute éventualité, indique le sous-ministre dans sa lettre. La Fédération des médecins spécialistes du Québec, la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec et l’Association canadienne de protection médicale le souhaitaient aussi. Dans « une correspondance conjointe », ces regroupements ont demandé au gouvernement « qu’un tel protocole soit mis en place », indique la lettre.
« Le protocole va demeurer théorique, mais il fallait le faire. Il fallait être responsable. » Marie-Ève Bouthillier, membre exécutif du Bureau de l’éthique clinique à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal, a présidé le comité indépendant, composé de près d’une cinquantaine d’experts, de cliniciens et même de patients.
D’emblée, le groupe a rejeté la formule du « premier arrivé, premier servi ». Les patients qui ont le plus de chances de survivre, d’un point de vue clinique, seront privilégiés. La co-morbidité (présence de plusieurs maladies chroniques) peut influencer le taux de survie.
« Ce n’est pas parce qu’une personne a 65 ans qu’elle aura avantage sur celle de 70 ans, précise Marie-Ève Bouthillier. Il faut que les gens aient un potentiel de récupération et de s’en sortir. Ce n’est pas quelque chose qui est fondé sur la discrimination [par l’âge]. » L’espérance de vie à « moyen ou long terme » sera aussi considérée.
Quoi faire si deux patients ont autant de chances de survie, mais qu’il n’y a qu’un seul respirateur ? Il faudra prendre en compte le « cycle de vie », dit le protocole de triage. « C’est un critère d’équité générationnelle », explique Marie-Ève Bouthillier. Un patient de 60 ans a eu « la chance de vivre 60 ans, d’avoir une famille, des enfants », précise-t-elle. Ce qui n’est pas le cas d’un jeune de 20 ans qui a la vie devant lui.
Dans un contexte similaire, les professionnels de la santé, essentiels en temps de pandémie, seront aussi priorisés. « On veut qu’ils reviennent travailler », dit Marie-Ève Bouthillier.
Si aucun de ces critères ne permet de trancher, il faudra recourir à la terrible loterie de la mort ou de la vie. « C’est une forme de justice, dit Marie-Ève Bouthillier. Chacun aura eu sa chance. Il n’y aura pas eu de favoritisme. »
Ces hypothèses donnent des frissons, convient le Dr Jean-François Courval, qui a pris connaissance du protocole, pour la première fois, à la demande du Devoir. « Si c’est mis en application, on est en situation extrême, rappelle le président de l’Association des anesthésiologistes du Québec. La logique de cette affaire est militaire. »
Les médecins sur le terrain pourront compter sur une équipe de triage, formée d’un intensiviste ou d’un urgentologue, d’un médecin et d’un non-médecin (un éthicien ou un gestionnaire, par exemple), qui décideront du sort des malades. « Cette équipe ne sera pas aux soins des patients, dit Marie-Ève Bouthillier. On veut une distance. On veut éviter les conflits d’intérêts. » Éviter, aussi, la détresse psychologique des médecins au front.
Le Québec n’en est pas là. Selon le directeur national de la santé publique du Québec, le Dr Horacio Arruda, le pic de cas « aurait probablement » été atteint, même dans la région métropolitaine. Vendredi, 1076 personnes infectées étaient hospitalisées. Parmi elles, 207 se trouvaient aux soins intensifs, soit deux de moins que la veille. Or, le réseau dispose actuellement de 3000 respirateurs. Environ 1200 autres ont été commandés, selon le ministère de la Santé et des Services sociaux.
Malgré tout, ce protocole de triage est nécessaire, selon le Dr Jean-François Courval. « C’est très bon que le gouvernement ait ce genre de discussions », dit-il. Mais heureusement, ajoute-t-il, la situation demeure sous contrôle « grâce à l’effort collectif ».
Avec Guillaume Bourgault-Côté