Le retour inattendu des appels téléphoniques

La distanciation physique imposée par la lutte contre la COVID-19 a un effet inattendu sur le retour de la voix dans le monde des communications, voix qui depuis plusieurs années avait été déclassée par la pratique sociale, jugée moins intrusive, du texto et autres messageries écrites instantanées. Entre le 15 mars et 9 avril dernier, les principales compagnies de téléphone au pays ont enregistré en effet une croissance significative des appels vocaux effectués sur leurs réseaux, ont-elles indiqué au Devoir. Une tendance qui s’explique autant par l’obligation du télétravail au temps du confinement que par la quête de certitude dans une période trouble qui en offre de moins en moins. « Je n’aurais jamais prédit ce retour de la voix, laisse tomber Guillaume Sirois, professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal. Mais cela peut s’expliquer par un fort désir d’avoir un contact plus intime avec d’autres individus alors que nous sommes privés de la possibilité de nous trouver physiquement en présence des autres. »

Sur son réseau de téléphonie fixe et cellulaire dans l’ensemble du pays, Bell Canada a vu passer dans les derniers jours un volume moyen de 450 millions d’appels vocaux par jour depuis le 15 mars dernier. Cela représente une croissance de 200 % par rapport à la même période l’an dernier où 150 millions d’appels de voix à voix ont été effectués, précise la compagnie.

Sans partager la même précision, Telus dit avoir remarqué elle aussi une augmentation de 45 % des appels vocaux passant sur son réseau, alors que la compagnie Vidéotron précise que l’utilisation de ses services de communication a bondi de 34 % depuis le début du confinement, incluant une croissance des appels téléphoniques impliquant la voix.

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Le phénomène existe aussi aux États-Unis où Verizon a mesuré la même croissance avec 800 millions d’appels vocaux par jour, soit le double du volume enregistré le jour de la fête des Mères aux États-Unis, la plus chargée en la matière, faisait remarquer jeudi le New York Times.

Effet positif

 

« Dans le manque, apparaît plus facilement l’importance de certaines choses, et je pense que l’intimité particulière du rapport social direct de corps à corps est actuellement une chose qui manque à beaucoup de citoyens, analyse la sociologue Pascale Bédard de l’Université Laval. L’humain est un animal social, pour qui la présence spontanée de son semblable a sans doute un effet psychique positif », ce que la voix permet désormais d’atteindre, faute de mieux dans la crise sanitaire en cours.

Notre rapport au temps est complètement déstructuré

Lors de sa conférence de presse quotidienne, le premier ministre François Legault ne manque d’ailleurs jamais une occasion d’inviter la nation confinée à passer un coup de fil à un proche, une mesure d’apaisement visant, elle, à faire un peu mieux passer les atteintes aux libertés de circulation imposées par le gouvernement à des fins sanitaires. Vendredi, il a d’ailleurs dit qu’il allait téléphoner à sa mère pour Pâques, à défaut de pouvoir lui rendre visite.

À la radio privée, une publicité invite depuis plusieurs jours à penser à un parent ou à un ami le soir avant de se coucher. Et recommande un petit appel vocal, plutôt qu’un texto, pour briser cette solitude que la lutte à la propagation du virus impose.

Recoller la normalité

 

C’est que la distanciation émotionnelle que favorise la technologie du texto ou du réseau social en temps normal — ce temps où le rapport au travail et la productivité influencent le temps de la famille ou de la socialisation — se confronte désormais à un bris de normalité, souligne Mme Bébard. « Notre rapport au temps est complètement déstructuré », dit-elle.

« Il est possible que dans une situation comme celle que nous vivons maintenant, où beaucoup de gens passent la journée à jongler de façon un peu absurde entre une réunion de travail en téléprésence et une salle de jeu avec jeunes enfants moyennement autonomes, dans un télescopage de réalités et de temporalités très différentes qui ne répondent pas aux mêmes univers de sens, aux mêmes significations, il y a une fatigue qui s’installe. »

Et la voix passant par le combiné d’un téléphone, d’une manière un peu primitive, avec sa sonnerie, ses respirations et ses « allô allô », ses « ça va ? », « s’avère peut-être rassurant dans sa simplicité ». Elle nous permet « d’abattre quelques écrans, entre nous et le monde, entre nous et nos semblables », dit-elle.

Parler pour ressentir la présence de l’autre, que la peur de la contamination a éloigné : la tendance risque d’être durable vu que la lutte contre la pandémie semble se mettre en place pour durer. « Mais le phénomène ne pas va s’étendre au-delà du confinement, prédit M. Sirois. Si l’on retrouve les espaces où l’on peut se rencontrer physiquement, notre besoin viscéral d’entendre la voix des autres sera sans doute comblé ».

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