La solution dont j’ai été le catalyseur

Il faut être de son temps… les passants n’ont plus de monnaie ni de billet de banque dans leurs poches.
Jeudi 24 mai 2018. Dans le cadre de la conférence C2 Montréal, j’assiste à l’atelier « Design thinking humanitaire au service des communautés », de la firme Talsom, spécialiste de la transformation numérique. Les animateurs nous racontent qu’ils collaborent pro bono avec la Fondation Kanpe pour trouver des solutions d’autonomisation financière pour les habitants du village de Baile Tourible, en Haïti. Ils rentrent d’une semaine là-bas, où ils ont rencontré les habitants de ce village isolé, dont la banque la plus proche se situe à six heures de marche.
Mercredi 30 mai 2018, j’anime un groupe de discussion sur le thème « L’innovation technologique au service de l’inclusion », à l’Esplanade, un espace consacré à l’innovation sociale. Luc Desjardins, le directeur général du Groupe L’Itinéraire, confie que l’OBNL est à la recherche d’une solution de paiement électronique pour ses camelots. Il faut être de son temps… les passants n’ont plus de monnaie ni de billet de banque dans leurs poches.
Entre l’un et l’autre, une idée jaillit dans ma tête : si Talsom pouvait prêter main-forte à L’Itinéraire pour son problème de paiement ? Je présente donc Olivier Laquinte, le p.-d.g. de Talsom, à Luc Desjardins. Ou plutôt, je présente Olivier à Luc. Car la solution de paiement testée depuis le 1er octobre 2019 par une vingtaine de camelots de L’Itinéraire est d’abord le fruit de la rencontre entre deux humains. « Je nous lance des fleurs, confie Luc Desjardins. Nous aurions pu trouver la solution en trois mois et faire une grosse annonce pour impressionner les médias. Mais aurait-elle été adoptée par nos camelots ? Et qu’en serait-il resté un an plus tard ? Olivier et moi avons passé plusieurs heures à faire connaissance. Et encore plus à cocréer avec les camelots. »
Lorsque Luc et Olivier se rencontrent, L’Itinéraire étudie depuis plusieurs mois déjà une solution de paiement électronique. L’OBNL a rencontré des institutions financières et des entreprises de technologies. Mais sans succès. C’est un dossier délicat. Il y a trois parties prenantes à satisfaire. L’OBNL L’Itinéraire, qui ne dispose pas de ressources financières illimitées. Les acheteurs du journal de rue, qui se soucient de la collecte d’informations personnelles. Les camelots, des travailleurs indépendants, marginaux et fragiles, pour qui la vente de L’Itinéraire est une source de revenu immédiat essentielle. Les solutions proposées ne tiennent compte que des acheteurs. Elles occultent les réalités des camelots. Talsom s’y prend autrement.
Recherche terrain et empathie.
Une équipe composée d’employés de L’Itinéraire et de Talsom rencontre des camelots pour déterminer leurs besoins profonds. Que signifie pour eux la vente de ce journal de rue ? « Il a été question de la valorisation à travers le travail, de l’inclusion à travers les échanges avec les clients et de l’apport financier », explique Olivier Laquinte. Cette étape mène au « design thinking jam » de septembre 2018. Ce jour-là, à la suite d’un appel public, 180 personnes — des citoyens aussi bien que des experts des questions d’itinérance et des experts en technologie — partagent leur vision de ce journal de rue et explorent ensemble des solutions au problème de paiement. Cela se passe sous le viaduc Notre-Dame, dans le Vieux-Montréal. Le choix du lieu n’est pas anodin. « Nous avions pensé à des endroits où nous avons l’habitude de mener ce type d’exercice avec nos clients, raconte le président de Talsom. Ça n’avait pas de sens. Il ne fallait pas amener les camelots dans notre environnement. Il fallait aller dans le leur. » Chaque table de discussion inclut un camelot. Ce fut un défi, reconnaît le directeur général de L’Itinéraire. « Nos camelots sont anarchistes et réfractaires au corporatisme, souligne-t-il. Il a fallu que deux ou trois d’entre eux manifestent un intérêt pour l’exercice pour que d’autres se présentent. En constatant que 180 personnes s’étaient déplacées pour eux, ils ont embarqué pour la suite du projet. »
Au cours des mois suivants, différentes avenues sont explorées. On se heurte aux limites de la technologie appliquée à des enjeux sociaux. Le recours à Square, par exemple, semblait une bonne idée. Mais il aurait fallu équiper chaque camelot d’un téléphone intelligent. « On leur aurait imposé une responsabilité : risque d’erreur de transaction ou de perte de l’appareil, explique Luc Desjardins. Sans compter la tentation de revendre le téléphone pour financer un besoin primaire pressant. » Talsom a d’ailleurs ajouté une travailleuse sociale à son équipe de projet. « C’était essentiel, dit Olivier Laquinte. Elle a servi de lien entre les camelots et nous. Notre recherche sur le terrain exige beaucoup d’échanges avec le futur utilisateur. Quand celui-ci est une personne en situation de précarité, il faut avoir la sensibilité d’accueillir les confidences que l’on reçoit. »
Le don par texto
Le mode de paiement retenu est le don par texto, géré par la Fondation de dons sans fil du Canada. L’acheteur envoie un message texte au numéro mis à la disposition de L’Itinéraire suivi du numéro du camelot. Pour chaque journal acheté, une somme de 5 $ est ajoutée au compte de services sans fil du client. L’argent est comptabilisé en temps réel par L’Itinéraire. Chaque mercredi, les camelots participants se rendent au local de l’OBNL pour recevoir leur rémunération. L’OBNL doit avancer les fonds, car il faut compter quelques mois avant que la somme apparaisse sur le relevé de l’acheteur.
D’autres journaux de rue ont tenté l’expérience du paiement électronique. À Seattle, ce fut réalisé par l’intermédiaire d’une application à télécharger. « C’est cool, mais après quelques mois, l’application devient obsolète, déplore Luc Desjardins. L’OBNL n’a ni l’expertise ni les moyens d’effectuer les mises à jour. Et l’entreprise qui a financé le projet est passée à une autre cause. » D’où l’importance d’une solution technologique simple. Mais qu’on ne se méprenne pas, « le don par texto est déconcertant de simplicité, explique le président de Talsom. Mais lorsqu’on considère l’effort nécessaire pour l’implanter, les OBNL comme les entreprises partenaires de ce type de projet doivent accepter le fait qu’il est compliqué de faire simple ».