

Une fois la décision de dénoncer et de porter plainte prise, une nouvelle lutte commence pour de nombreuses femmes victimes de violence conjugale.
« Quelle heure ? Quel temps ?De quelle main ? » Si Anna Quinn se souvient de la journée où elle a décidé de porter plainte contre son ex-conjoint en avril 2019, elle a de la difficulté à se rappeler avec exactitude les coups portés contre elle au cours de leur relation qui a duré six mois. Lorsqu’elle se rend au poste de police pour écrire sa dénonciation, cette information semble pourtant cruciale.
« Il fallait que j’écrive exactement comment ça s’était passé », se désole Anna, encore bouleversée par l’insensibilité de certaines questions qui lui ont été posées. « Je ne me souviens pas de quelle main il m’a frappée parce qu’en état de crise, en état de choc, ben, notre cerveau élimine des souvenirs », confie la femme de 20 ans.
Comme plusieurs autres femmes rencontrées par Le Devoir, Anna a eu l’impression qu’elle aurait dû être une victime parfaite. « Qu’est-ce qu’il aurait fallu ? Que je dise à mon ex : “Viens me frapper devant la police ?” » se demande-t-elle.
L’expérience d’Anna témoigne du fardeau qui repose trop souvent sur les victimes de violence conjugale, selon Arianne Hopkins, coordonnatrice à la maison Nouvelle-Étape.
« Une victime qui est en stress post-traumatique, sa manière de survivre, c’est de rendre ses souvenirs flous », explique-t-elle. Les troubles et réactions des victimes se heurtent à la froideur du système de justice. La crédibilité des victimes se retrouve ainsi mise à rude épreuve.
Il faut savoir que, lorsqu’une victime ne veut plus s’engager dans le processus judiciaire, mais que nous sommes en mesure de démontrer le fardeau de la preuve, on va continuer malgré son désir. En violence conjugale, notre devoir, c’est la sécurité de la société.
L’importance des précisions n’a pas pour objectif de décourager les femmes à aller de l’avant, assurent de leur côté les policiers, qui insistent sur le fait que ces informations sont cruciales pour renforcer la preuve contre le présumé agresseur. « Ce n’est pas pour la piéger ou lui en mettre plus que ce qu’elle est capable de nous donner. C’est pour démontrer que la preuve est solide. C’est pour le bien du dossier », indique François Boucher, relationniste et patrouilleur au Service de police de l’agglomération de Longueuil (SPAL).
L’objectif des autorités est ainsi d’établir « le meilleur dossier possible », rappelle Me Annick Dumont, procureure et coordonnatrice en violence conjugale au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). « C’est vrai que, pour une victime, ça peut avoir l’air froidement impertinent, mais des fois, ça peut invalider une future déclaration de l’accusé dans son interrogatoire. Par exemple, si la victime dit qu’il l’a frappée de la main droite et que le policier est sur les lieux et qu’il voit que le présumé agresseur a des rougeurs sur la main droite, il pourra prendre une photo », souligne Me Dumont.
La plainte d’Anna n’a pas été retenue. Même si la femme, qui avait 19 ans à l’époque, avait des textos, des photos de cicatrices et des amis prêts à témoigner, ça n’a pas été suffisant pour que son ex-conjoint soit arrêté.
Mais, même lorsqu’une plainte est retenue, les épreuves et obstacles se succèdent pour plusieurs femmes. « Pour te défaire de l’emprise de ton ex et aller au bout du processus judiciaire, il faut que tu aies quelqu’un qui t’aide à cheminer, sinon, croyez-moi, ta plainte, tu vas la retirer », témoigne Sophie*, qui a vécu les deux scénarios. En 2006, la femme se sentait coupable de faire subir un procès à son ex-conjoint. Ce qu’elle désirait, c’était qu’il la laisse tranquille. Elle a donc retiré sa plainte.
« Quand une victime ne veut pas collaborer avec le processus judiciaire ou change d’idée et souhaite retirer sa plainte, nous allons lui demander si elle a subi des pressions. On souhaite s’assurer que c’est un retrait libre. Si elle ne désire pas maintenir sa plainte, nous, notre objectif, n’est pas de lui faire vivre de la pression supplémentaire », explique Me Dumont.
Puisqu’en violence conjugale les gestes sont la plupart du temps commis lorsqu’il y a peu de témoins, s’il n’y a pas de preuve indépendante, par exemple un rapport de médecin ou encore des photos des blessures, la preuve se retrouve affaiblie sans le témoignage de la victime.
« Il faut savoir que, lorsqu’une victime ne veut plus s’engager dans le processus judiciaire, mais que nous sommes en mesure de démontrer le fardeau de la preuve, on va continuer malgré son désir, explique Me Dumont. En violence conjugale, notre devoir, c’est la sécurité de la société », ajoute-t-elle.
Ni les données fournies par le DPCP ni celles fournies par le ministère de la Justice n’ont permis de mesurer l’ampleur des retraits de plaintes.
Selon Arianne Hopkins, la justice ne considère pas assez les freins psychologiques générés par l’emprise d’un conjoint violent. « Les femmes ont honte, elles se sentent coupables et ont peur. Elles se demandent si leur ex va vouloir se venger, s’ils ont des enfants, va-t-il s’en prendre à eux ? Alors, elles se disent qu’elles sont mieux d’acheter la paix », mentionne-t-elle.
Le cycle de la violence conjugale est bel et bien pris en considération, assure pourtant le DPCP. « Nos procureurs comprennent que la violence conjugale, ce n’est pas une équation mathématique et que chaque victime va à son rythme », assure Me Dumont. Elle souligne que les directives du DPCP prévoient que, dans les dossiers de violence conjugale, les procureurs considèrent l’ensemble des circonstances lorsque la violence s’est échelonnée sur une longue période.
La violence conjugale n’est d’ailleurs pas reconnue comme un crime, mais plutôt comme le contexte dans lequel une infraction a été commise. Pour qu’un agresseur soit condamné, des accusations de voies de fait ou de harcèlement doivent par exemple être déposées contre lui.
En 2019, des réformes au Code criminel ont fait passer le délai de prescription de six à douze mois pour les infractions punissables par procédure sommaire, comme les voies de fait ou les menaces de mort.
Sophie a quitté son ex-conjoint après le dépôt de sa première plainte. Dix ans plus tard, ils ont cependant repris contact et elle lui a donné une « deuxième chance », au cours de laquelle elle a vécu cinq mois cauchemardesques. Étranglée et battue par son ex, cette fois elle l’a dénoncé et est allée jusqu’au bout du processus judiciaire.
Pendant cette période, bien qu’accusé, son ex n’a pas lésiné sur les moyens pour la dissuader de maintenir sa plainte contre lui. « J’ai dû bloquer une dizaine de comptes Facebook de ce gars-là. Il avait un interdit de contact, mais pendant des mois il m’a harcelée, parce qu’il ne voulait pas que j’aille en cour », raconte-t-elle. Un ami de son ex-conjoint a même voulu acheter son silence. « Il m’a demandé combien je voulais pour retirer ma plainte », se souvient-elle. Jusqu’à la veille de son témoignage à l’enquête préliminaire de son ex, Sophie a sérieusement songé à reculer une fois de plus. « J’avais peur et je paniquais. L’enquêteur à mon dossier m’a appelée pour me montrer la vidéo de mon témoignage au poste de police et je n’avais pas le goût », se souvient la mère de famille.
Si Sophie a décidé de maintenir sa dénonciation, c’est parce que cette fois elle était soutenue. Une amie de longue date a été présente à ses côtés et lui a fait accepter l’idée qu’elle avait bel et bien été victime de violence conjugale.
Le jour du procès, après une entente entre la Couronne et la défense, l’ex de Sophie a plaidé coupable à quatre des cinq chefs d’accusation auxquels il faisait face. « J’étais satisfaite, dit Sophie. Il n’a pas fait de prison, mais aujourd’hui c’est écrit noir sur blanc ce qu’il a fait et il a un casier judiciaire. »
Si pour Sophie cet accord lui a permis de se concentrer sur sa guérison, d’autres victimes de violence conjugale perçoivent ces ententes comme un échec.
« Quand le procureur m’a rencontrée, il m’a expliqué que mon ex plaiderait coupable à trois des huit chefs d’accusation contre lui. Je n’étais pas d’accord avec ça », raconte Nancy Trottier, pour qui cette entente a été un revers. « Tant qu’à avoir porté plainte, à avoir pleuré autant, j’aurais voulu témoigner », ajoute-t-elle. Comme plusieurs autres victimes rencontrées par Le Devoir, ce qui la choque le plus, c’est d’avoir vu son agresseur écoper de travaux communautaires plutôt que d’être emprisonné.
La négociation d’un aveu de culpabilité de l’accusé n’a pas pour objectif d’alléger une sentence, explique Me Dumont. Cette négociation vise d’abord à établir si l’accusé est prêt à admettre des faits. « Comme procureure, je dois évaluer l’ensemble du dossier. Dans un cas de violence conjugale, si un avocat me dit que l’accusé reconnaît tout sauf, par exemple, le chef de menace, je vais évaluer si ça vaut la peine de faire témoigner la victime pendant une journée, alors qu’au bout du compte, [s’il est reconnu coupable] l’accusé va avoir la même sentence », explique Me Dumont.
S’il est vrai que la décision finale n’appartient pas aux victimes, Me Dumont insiste : elles sont toujours rencontrées et informées afin de s’assurer qu’on puisse répondre à toutes leurs interrogations. Par ailleurs, la perception de la sévérité des peines traduit souvent une méconnaissance du système judiciaire. « On a parfois des victimes qui, pour un geste, veulent avoir la peine de mort et d’autres qui, pour quelque chose de très grave, voudraient que leur conjoint ait une absolution, illustre-t-elle. Les écarts entre ce à quoi une victime peut s’attendre et le droit sont énormes. »
En moyenne, un dossier sur deux en matière de violence conjugale mènera à une condamnation, selon les données du ministère de la Justice. « Une cause est réputée avoir eu condamnation si au moins un chef a conduit à une décision “déclaré coupable” ou encore à un aveu de culpabilité », indique le ministère.
Tous les intervenants s’entendent sur le dilemme auquel font face les victimes de violence conjugale lorsque vient le temps de témoigner contre l’homme qu’elles ont aimé et dont elles sont parfois toujours amoureuses.
Lorsqu’un procureur a des raisons de craindre pour la sécurité d’une femme, le tribunal peut émettre une ordonnance à l’ex-conjoint pour lui interdire de s’approcher d’elle. L’efficacité de cet engagement, communément appelé un « 810 » dans le jargon judiciaire, s’est retrouvée sous les projecteurs l’automne dernier, avec le cas de Nabil Yssaad, un père de famille qui aurait tué son ex-femme et leurs deux enfants le 11 décembre à Pointe-aux-Trembles, à Montréal, alors qu’il avait signé un « 810 » quelques jours plus tôt.
« Il y a deux contextes dans lesquels on utilise le “810”. Le “810” peut être utilisé lorsqu’une victime change d’idée en cours de processus et que notre preuve reposait sur son témoignage, mais qu’on a des motifs de craindre pour sa sécurité. Il peut l’être aussi lorsqu’il n’y a pas eu d’infraction au Code criminel, mais que la personne ne se sent pas en sécurité », explique Me Dumont.
Aux yeux de certaines victimes de violence conjugale, cet engagement n’est qu’un « bout de papier ». « Le “810”, c’est comme un coup de dés. La ligne entre le respect de l’ordonnance et le “fuck off”, je vais la tuer, est mince. C’est difficile de savoir quel homme va s’y conformer ou non », souligne Arianne Hopkins.
Les contraintes et difficulté du « 810 » sont bien connues de la ministre de la Condition féminine, Isabelle Charest, qui a récemment reçu le mandat de mettre en avant le plan d’action en matière de violence conjugale.
« C’est sûr que le “810” n’est pas infaillible. Dans les discussions qu’on a aussi avec les groupes de femmes, elles considèrent qu’il n’est pas suffisant », indique la ministre Charest.
Le gouvernement évalue actuellement la possibilité d’imposer un bracelet électronique dans les cas de violence conjugale.
La ministre de la Justice, Sonia LeBel, rappelle cependant que le Québec n’a pas la compétence requise pour imposer cette mesure. Si l’imposition du bracelet électronique s’avère une solution, il faudra que le fédéral l’approuve. La ministre LeBel souligne d’ailleurs qu’il ne faut pas perdre de vue les difficultés d’application d’un tel outil.
« En France, c’est fait après la condamnation. Ça remplace une sentence d’emprisonnement. Ils ne peuvent pas le mettre en amont comme les gens le réclament ici, sans le consentement du prévenu. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas analyser le cas. Je veux dire que cet outil-là, comme les autres outils, a ses limites. On est en train de faire nos devoirs, c’est-à-dire d’évaluer la faisabilité de tout ça. Et si effectivement on considère qu’il pourrait y avoir des avantages dans certains cas, on devra faire les démarches appropriées au fédéral », explique Mme LeBel.
136 conjointes ont failli subir le même sort entre 2013 et 2017 au Québec.
Vidéo «J’étais complètement déconnectée, je pleurais, je tremblais, moi je ne voulais pas qu’on appelle la police.»