Quand la fiction infecte la réalité

Au moment où l’Organisation mondiale de la santé a décrété l’urgence internationale face à l’épidémie du nouveau coronavirus, la tentation de brouiller les lignes entre l’art et le réel peut être grande. Même Horacio Arruda a abordé la question en point de presse hier. « Beaucoup de choses circulent actuellement, dans les médias sociaux et dans de la fiction, qui […] donnent une perception de risques très élevés par rapport à la réalité », a-t-il déclaré.
Certes, le directeur national de la Santé publique n’a pas nommé Épidémie, présentée sur les ondes de TVA. Mais plusieurs y ont vu une allusion. Pourtant, il aurait tout aussi bien pu parler du Fléau de Stephen King. Ou du jeu vidéo The Last of Us. Car le thème du virus en fiction n’est pas nouveau. Pensons au premier film d’Eli Roth, Cabin Fever, paru en 2002. Des adolescents se rendaient pour festoyer dans un chalet en forêt isolé. Du pus, des plaies et des poussées de fièvre s’ensuivaient. Le succès a été tel qu’un remake est sorti en 2016. Celui-ci a fait un flop magistral, obtenant une note critique de 0 % sur Rotten Tomatoes. Brandon « fils de David » Cronenberg a également choisi le filon infectieux pour son premier long métrage. À savoir, l’œuvre de science-fiction chirurgico-stylisée Antiviral. Et il y en a eu plein d’autres, aux noms simples et évocateurs : Quarantine, Pandemic, Rabid, Contracted, Containment, Condemned. (Condamnés à la panne créative ?)
Regain de popularité
Poussés par l’actualité, certains titres mieux cotés connaissent un regain de popularité. Comme l’a remarqué le Hollywood Reporter, dans le classement des films les plus loués sur iTunes, Contagion, de Steven Soderbergh, paru en 2011, a récemment ressurgi. Au moment où ces lignes étaient écrites, dans le palmarès de location aux États-Unis, ce film mettant en vedette Gwyneth Paltrow se trouvait en 14e position. Au Canada, il était au 51e rang. Suivi, trois places plus loin d’Outbreak, et de sa terrorisante pochette avec un petit singe démoniaque dessus. (Ainsi que du nom de Kevin Spacey.) Mais les cinéphiles semblent encore préférer les héros. Terminator, Rambo et Dora l’exploratrice se retrouvent ainsi en début de liste.
Mais peut-on en vouloir aux créateurs d’en mettre plein la vue quand ils utilisent les virus en guise de fil narratif ? D’insister sur une musique dramatique, une rapidité d’action, une perpétuelle panique ? « En ce moment, l’avertissement de l’Agence de Santé publique dit de se laver les mains. D’aller à l’hôpital si on a de la fièvre. Et précise que le risque reste faible, remarque la journaliste scientifique Bouchra Ouatik. Ça, dans un scénario d’émission de télé, c’est platte. »
Entre la vraie information, la fausse information et la fiction, il y a un mélange qui peut avoir un effet anxiogène sur la population
C’est vrai qu’une bande de gens se savonnant consciencieusement les paumes pendant cent vingt minutes, ça ne fait pas du grand cinéma popcorn. Et c’est pourquoi les réalisateurs misent souvent sur les étourdissements exagérés, la sueur excessive, les évanouissements théâtraux. « L’épidémie est toujours accrocheuse en fiction, parce qu’elle a ce côté invisible. Imprévisible. Les gens peuvent y être exposés sans s’en rendre compte. Ce sont tous les ingrédients d’un bon scénario, remarque Bouchra Ouatik. Mais c’est sûr qu’en fiction, ce sera toujours dramatique. Alors que la réalité peut parfois être banale. »
Cela dit, la reportrice qui fait partie de l’équipe des Décrypteurs, émission de vérification des faits présentée sur les ondes de RDI, ne banalise pas, pas du tout, les inquiétudes nées des nouvelles. « Je peux comprendre que cette épidémie rende les gens anxieux. Ce n’est donc peut-être pas le meilleur moment pour regarder une série qui va alimenter encore plus ces anxiétés. Il faut se ménager un peu si on est un peu inquiet. »
Arnaud Granata abonde dans ce sens. Fin observateur du petit écran à l’émission Dans les médias, il remarque que le traitement réservé au coronavirus peut effectivement générer des sentiments anxieux chez les spectateurs. « Toutes les images qui arrivent de Chine, les gens avec les masques, les célébrations du Nouvel An qui sont arrêtées. Ce contexte favorise un traitement médiatique qui peut être perçu comme étant alarmiste, qui contribue à créer une certaine peur. Ça devient presque un feuilleton. Une saga que l’on suit. »
À la télévision
Les mots choisis sont parlants : feuilleton, saga. « Il y a la grosse série à TVA avec des panneaux sur l’autoroute et un énorme battage médiatique autour du coronavirus en Chine. Il y a un brouillage des pistes. » Mais justement, ces pistes doivent rester bien distinctes, rappelle Arnaud Granata. « Il ne faut pas qu’une série devienne plus alarmante que les nouvelles. En plus, avec les médias sociaux, il y a toute une campagne de désinformation, des images et des vidéos sorties de leur contexte. Entre la vraie information, la fausse information et la fiction, il y a un mélange qui peut avoir un effet anxiogène sur la population. »
D’autant que l’inquiétude, « ça se transmet pas mal plus vite que n’importe quel microbe », pour reprendre les mots d’Horacio Arruda. Et que, « la peur est une très mauvaise conseillère. La peur fait faire des affaires qui n’ont pas de criss de bon sang. » (Toujours dans les mots du directeur national de la Santé publique.)
Mais peut-être qu’on aime se faire peur aussi? « On aime se raconter des histoires qui ont une part de réalité, approuve Bouchra Ouatik. Là où il faut se méfier, c’est avec des films sur YouTube, présentés comme des documentaires, qui reprennent des théories conspirationnistes. Là, c’est plus nébuleux. »
Hier, le Club illico a mis en ligne Pandémie : Sommes-nous prêts ? Un documentaire en deux parties qui accompagne la série Épidémie. Il est animé par le comédien Gabriel Sabourin, qui incarne également un médecin dans l’émission. Évidemment, la production et la diffusion avaient été prévues bien avant les événements récents.
Les faits en tant que tels sont présentés de façon assez sobre. Les intervenants sont très percutants. Parmi eux, le Dr Karl Weiss, microbiologiste et spécialiste en maladies infectieuses à l’Hôpital général juif et la Dre Joanne Liu, ex-présidente internationale de Médecins sans frontières. On regrette seulement l’enrobage sonore, la musique dramatique, ainsi que les volutes vertes inquiétantes ajoutées aux plans de main qui touche des rampes et des poteaux de métro. Et le ton avec lequel sont prononcés, par exemple, des noms des « virus les plus connus de notre temps ». « Ebola, SRAS, influenza, rougeole. »
Au sujet de l’Ebola, justement, Bouchra Ouatik rappelle que « chaque virus est différent. Chaque cas est traité différemment. On apprend des leçons des épidémies précédentes. Tant au niveau de la façon dont ça se propage à l’humain que des symptômes. »
Alors, en ce qui a trait aux fictions qui abordent la question ? « Déjà, on ne peut pas se fier à 100 % à ce qui s’est passé avec l’Ebola pour le coronavirus, on peut encore moins se fier à un film. »
En fin de journée, TVA a publié un message disant que le réseau continuera de couvrir cet enjeu de santé publique sur LCN, TVA Nouvelles et ses émissions d’affaires publiques sans lier « la situation à une œuvre de fiction ». TVA n’a pas souhaité répondre aux questions du Devoir.