Le jour où la machine de mort s’est arrêtée

Le 27 janvier 1945, l’armée soviétique libère les camps de concentration d’Auschwitz, où subsistent encore quelques milliers de déportés. Mais plus de 1,1 million de personnes ont été assassinées par cette machine de mort, devenue le symbole du génocide orchestré par le régime nazi. Alors que les survivants de cette horreur sont aujourd’hui de plus en plus rares, le défi est désormais de maintenir en vie la mémoire de ces événements.
Les wagons de marchandises qui transportaient Freda Wineman et sa famille, raflés en France, franchirent le portail du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau en mai 1944. Immédiatement soumis à une sélection expéditive à leur descente du train, elle, son père et son frère le plus âgé ont alors été envoyés vers la « bonne » file, qui conduisait à l’internement dans cette antichambre de la mort.
Mais sa mère, alors âgée de 46 ans, et son plus jeune frère ont été envoyés directement à la chambre à gaz située tout près. Tout juste avant que la mère de Freda ne passe par ce triage, des Sonderkommandos, prisonniers du camp forcés de participer aux étapes de mise à mort, lui avaient confié le bébé d’une jeune femme descendant du même train. Sachant que les médecins SS enverraient toute femme accompagnée d’un bébé directement à la mort, ils avaient choisi d’épargner la jeune femme, puisque la mère de Freda allait de toute façon être assassinée. Et le bébé aussi.

« Comment une telle situation a-t-elle un jour pu advenir sur cette terre ? Comment les normes élémentaires de la morale et de la décence ont-elles pu être inversées d’une manière si abominable qu’une jeune mère n’ait pu avoir de chance de survivre plus d’une journée qu’à la condition que son bébé lui soit enlevé pour être mis à mort ? », demande l’historien anglais Laurence Rees, dans un ouvrage de référence sur le sujet publié en 2018 et tout simplement intitulé Holocauste.
En effet, comment cela a-t-il été possible ? Comment Auschwitz a-t-il été possible ? Pour l’historien Pierre Anctil, spécialiste de la communauté juive de Montréal, cette question complexe demeure toujours très pertinente, 75 ans après la libération des camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz. « Il est difficile de s’imaginer l’ampleur des moyens qui ont été mis en place pour transporter et assassiner, sur un seul site, plus d’un million de personnes en moins de trois ans. C’est une mise à mort industrielle, avec des moyens extrêmement sophistiqués et mis en place dans le contexte d’une idéologie qui expliquait pourquoi ça devait être fait », souligne-t-il.

Destruction d’un peuple
Cette idéologie nazie prône littéralement « la destruction des Juifs » d’Europe, comme l’écrit en 1941 le ministre de la Propagande du Troisième Reich, Joseph Goebbels. « Cette question doit être considérée sans sentimentalité », ajoute-t-il, en évoquant le sort qui doit alors être réservé aux 11 millions de Juifs du continent. Ce fanatisme est si bien ancré dans le régime hitlérien que, même dans les dernières semaines de la guerre, alors que l’Allemagne est écrasée sous les bombes et les attaques des Alliés, les trains destinés aux camps de concentration encore en activités auront souvent priorité sur les convois militaires destinés au front.
D’ailleurs, l’extermination a débuté bien avant que le camp d’Auschwitz devienne l’épicentre de ce massacre de masse. Dès 1940, soit quelques mois à peine après le déclenchement de la guerre, le régime a commencé à « stocker » les Juifs dans des ghettos. L’ordre émane directement de Heinrich Himmler, personnage influent et architecte de la « solution finale ». Affamés, les Juifs y agonisent lentement, mais sûrement. En une année, plus de 500 000 d’entre eux meurent dans ces prisons à ciel ouvert.
Après l’invasion de l’URSS, en juin 1941, des bataillons nommés Einsatzgruppen entament ce qui est connu comme la « Shoah par balles » et tuent, à bout portant, plus de 1,5 million de personnes. Mais au bout de quelques mois, désireux de trouver un moyen plus « humain » pour les bourreaux de massacrer des centaines de milliers de personnes, Himmler ordonne le développement de techniques d’assassinats qui conduiront à la construction et au perfectionnement des camps d’extermination.
Dans ce contexte, les trois camps d’Auschwitz, situés à l’ouest de Cracovie, constituaient l’ensemble le plus développé pour la mise en oeuvre de la « solution finale ». En raison de leur situation géographique, de la connexion au réseau ferroviaire, mais aussi de la construction de chambres à gaz et de fours crématoires, les nazis purent y tuer 1,1 million de personnes en moins de trois ans, dont 960 000 Juifs.

Dès leur arrivée au camp, à l’instar des membres de la famille de Freda Wineman, plus de 90 % des déportés étaient envoyés directement à la chambre à gaz. Plusieurs milliers de personnes pouvaient ainsi être tuées chaque jour, quand elles ne mouraient pas de faim, des suites de maladies, de mauvais traitements ou d’expériences médicales particulièrement sordides. Même pour ceux choisis pour le travail forcé, la durée de vie ne dépassait habituellement pas deux ou trois mois.
Le même sort a été réservé aux 800 000 Juifs et gitans massacrés au camp de Treblinka entre juillet 1942 et août 1943, aux 150 000 personnes tuées à Chelmno, aux 150 000 à Bergen-Belsen, aux 300 000 à Mauthausen, aux 85 000 de Sachsenhausen, aux 200 000 à Sobibor, aux 80 000 de Majdanek, aux 90 000 de Ravensbrück et aux 550 000 à Belzec. Et en tout, près de six millions de Juifs ont été tués au cours de l’Holocauste (dont 1,5 million d’enfants), sans compter les prisonniers de guerre, les dissidents politiques, les Tziganes, les résistants ou toute personne considérée comme un ennemi du régime nazi.
Au-delà des frontières du Reich et des territoires conquis, les Alliés ont-ils pu ignorer la réalité de cette extermination tout au long de la guerre ? En fait, les dirigeants britanniques et les Américains ont été mis au fait de la situation dès 1941. Ils ont d’ailleurs évoqué, sans aller de l’avant, la possibilité de bombarder des voies ferrées menant à des camps, dont Auschwitz. Des photos aériennes montrant le camp d’Auschwitz-Birkenau à son apogée, en 1944, ont aussi été carrément ignorées par les services de renseignement.
Devoir de mémoire
Avec les décennies qui passent et le nombre de témoins directs qui diminue sans cesse, il est plus important que jamais de raconter ces événements, insiste l’historien Pierre Anctil. « Il faut systématiquement enseigner l’histoire. Il ne faut pas tenir pour acquis que les nouvelles générations ou les générations futures ont une connaissance naturelle de l’histoire. Il faut donc rappeler continuellement ces événements, à chaque génération. C’est un devoir. Il ne faut pas que la disparition des derniers survivants nous amène à ne plus parler de ces événements. »
« Il faut continuer à expliquer cela, pour comprendre ce genre d’événements et tirer des leçons de lieux comme Auschwitz. Puisque c’est déjà arrivé, le risque de récidive n’est pas à négliger. Il faut se rappeler qu’on a commis des génocides au cours de l’histoire, et donc qu’il y a eu une volonté d’éradiquer tout un peuple, par des moyens délibérés et organisés. Nous ne sommes pas immunisés contre cette déshumanisation », ajoute-t-il.
Selon lui, il est d’ailleurs nécessaire de préserver les sites comme celui d’Auschwitz, malgré les défis importants que cela comporte, près de 80 ans après la construction des installations du camp, qui devaient au départ être temporaires. Il est également essentiel de préserver les nombreux témoignages de survivants enregistrés au fil des ans, notamment en vidéo, afin de raconter des événements qui, encore aujourd’hui, peuvent sembler surréalistes, en raison de l’ampleur des exactions qu’ils décrivent.
Une réalité qu’il n’est toutefois pas possible d’imaginer, pour ceux qui ne l’ont pas vécu, raconte la grande femme d’État Simone Veil, décédée en 2017 et survivante d’Auschwitz, dans une série d’entretiens qui viennent d’être publiés sous le titre L’aube à Birkenau : « Aujourd’hui, lorsque les gens vont à Birkenau ou à Auschwitz, ils voient l’étendue des baraquements, ils observent un certain nombre de choses, mais on est loin de la transmission d’une expérience. Lorsque les jeunes disent qu’ils “imaginent”, ils n’imaginent rien du tout. Cela reste inimaginable. »