Libération d’Auschwitz: entretien avec une survivante du camp de concentration

« Quand je suis arrivée à Montréal, j’ai appris à jouer au bowling avec des amis », dit Margaret Newman, 95 ans, tout en montrant, non sans fierté, une collection de ses nombreux trophées. Après la guerre, environ 9000 Juifs qui, comme elle, ont échappé à l’enfer nazi, s’installent à Montréal.
Lorsqu’elle arrive dans la métropole en compagnie de son mari, en 1951, tous les deux sont des survivants du camp de la mort d’Auschwitz, libéré le 27 janvier 1945. « Je voulais bien en parler, mais personne ne s’intéressait à ça à ce moment ! » Ils arrivent tout droit, avec un enfant sous le bras, de la Belgique. Ils ont tenté de vivre en Israël, au jour de l’indépendance de ce pays, mais en vain.
Y avait-il de l’antisémitisme alors à Montréal ? « Nous n’avons pas eu de mal, en tout cas, à trouver un appartement. Ce n’était pas comme en Europe. » Pourquoi avoir choisi le Canada ? La question, à vrai dire, ne se posait pas ainsi. « Nous ne voulions pas que tout recommence, comme durant la guerre. » Ce n’était pas le choix d’un pays qui s’imposait à eux, mais le sentiment qu’il fallait laisser pour de bon derrière soi un monde ancien dont on porterait à jamais, de toute façon, les cicatrices. « En arrivant, avenue du Parc, nous avons croisé une tante de mon mari, sans même savoir jusque-là qu’elle était encore vivante. »
L’enfant
Sept ans plus tôt, en mai 1944, Margaret Newman et son amoureux débarquent d’un train qui les a conduits, comme du bétail, de la Roumanie jusqu’en Pologne, au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Avec eux ce jour-là, plusieurs membres de leurs familles. Ils ne les reverront jamais.
« En arrivant à Birkenau », explique Margaret Newman les yeux mi-clos, « je tenais dans mes bras un enfant de dix-huit mois. C’était le neveu de mon mari. Derrière moi, on m’a dit tout de suite : “Donne l’enfant à quelqu’un de plus vieux que toi, donne-le.” Je ne savais pas quoi faire. Ma mère était là. Elle a dit calmement qu’elle allait prendre le petit. C’était normal puisque cet enfant était pratiquement de notre famille. » Mais cet enfant fut pour elle un signal de mort. La mère de Margaret fut placée immédiatement du côté de ceux qui allaient être exterminés puis passés aux fours crématoires.

Ce triage infernal était réalisé sous la supervision active du tristement célèbre docteur Joseph Mengele, personnage d’horreur qui, après la guerre, sans jamais avoir été jugé, mourra noyé en Amérique du Sud. Margaret Newman l’a vu, cet ange de la mort. Bien vu. « C’était un homme qui avait fière allure », dit-elle en pesant ses mots. L’horreur, tient-elle ainsi à faire valoir, se donne volontiers des allures de respectabilité, d’élégance.
« Nous n’avions pas le temps de comprendre ce qui nous arrivait. » Dans les bâtiments où ils sont assignés, on lui fera savoir que sa mère flotte en apesanteur dans les particules de fumées qui montent des cheminées. « On pleurait et on criait », dit-elle en renversant lentement sa tête.
La Roumanie
Margaret Newman est née à Satu Mare en Roumanie, une ville située à proximité des frontières ukrainienne et hongroise. « C’était une ville de religieux. Nous étions une communauté, des Juifs orthodoxes. » Sa famille est peut-être un peu moins religieuse que les autres, même si elle reste pratiquante. Son grand-père, marchand de fruits et de légumes, porte la barbe traditionnelle, mais ce n’est pas le cas de son père, qui sera tailleur.
« Il y avait de l’antisémitisme. Quand les enfants s’en prenaient à nous, ils disaient : “Vous, sales Juifs ! ” Mais ça s’arrêtait là. On ne se battait pas pour ça. C’était se faire crier des noms, comme les enfants le font. Nous avions des amis catholiques, même si on fréquentait l’école juive. On sortait ensemble. On nageait ensemble. Tout le monde se connaissait. Nous étions pauvres, mais en paix. C’était un autre monde. »
En septembre 1940, les Hongrois occupent la ville, en accord avec le régime hitlérien. « Immédiatement, tout a changé. Mon frère s’est fait battre dans la rue parce qu’il portait l’étoile jaune. » Cette étoile, désormais obligatoire pour tous les Juifs, elle refuse pour sa part de la porter. « Je ne voulais rien savoir de cette étoile. » Ce qui lui vaut de ne plus pouvoir sortir de la maison. Le grand-père, qui a l’habitude de venir manger en famille, se fait malmener dans la rue. « C’était si effrayant. À partir de ce moment, il a fallu survivre. »
Le nouveau pouvoir en Roumanie se montre un allié fidèle de Hitler, au nom d’une idéologie d’extrême droite qui fait des Juifs un bouc émissaire de politiques ultranationalistes. « Ils sont arrivés et ont fermé notre commerce de fruits et légumes. Mon père a continué de travailler comme tailleur. Mais il ne pouvait plus le faire qu’au sein de sa communauté. Nous n’avions plus rien. »
En avril 1944, ils sont refoulés dans une rue, forcés de vivre à plusieurs dans des maisons qui ne sont pas les leurs. « Nous couchions par terre, ou dans le jardin. On nous avait dit de prendre nos affaires et d’aller là. » Ce ghetto est soigneusement barricadé. On ne peut ni y entrer ni en sortir. Margaret ne le quittera qu’au jour de mai où on les fait monter à bord d’un train pour Auschwitz.
Les mains
« J’avais de bonnes mains. » Peut-être est-ce pour cela, du moins le croit-elle, qu’on l’oblige, en octobre 1944, à travailler dans une usine d’armement allemand, à Waldenburg, au sud de Berlin. « C’était une usine de la compagnie Krupp. Une belle usine. J’étais installée devant un tour à métal, avec des couteaux de précision. Je devais fabriquer de gros boulons pour des avions. »
L’étau se resserre sur l’Allemagne nazie. « Nous savions que les Américains et les Russes arrivaient. » Les ouvriers sont alors lancés dans une longue marche forcée. Ce défilé de la mort transforme ces êtres en spectres. « Contre nous, pour manger, nous tenions une pomme de terre dans nos couvertures. » Les soldats qui les encadrent disparaissent bientôt dans la nature.
« Après que les Américains sont arrivés, nous étions libres. Je ne savais pas où aller. Je suis retournée chez moi, en Roumanie, à Satu Mare. » Dans sa maison d’enfance se trouvent des gens. « Je ne les connaissais pas. Ils étaient installés là. Tout le monde était très distant désormais avec nous. Ils ne voulaient pas nous parler. Ils avaient peur que nous leur demandions des comptes. » Elle a la surprise de retrouver un frère et son amoureux, tous deux étant revenus là eux aussi, faute de savoir où aller. « Au début, je ne voulais plus le voir. Je trouvais que la vie était absurde, qu’il n’y avait plus tellement de raisons de vivre. »
Qui décide de faire de vies humaines un vaste jeu de quilles ? « J’ai survécu à Auschwitz. Vous vous imaginez ? Non, vous ne pouvez pas comprendre… Personne ne devrait même pouvoir rêver qu’une chose pareille soit possible. » Elle baisse la tête, la relève, puis sourit doucement.