«Ok boomer» ou la lutte des générations

Mais pourquoi les baby-boomers sont-ils ainsi pris pour cible?
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir Mais pourquoi les baby-boomers sont-ils ainsi pris pour cible?

« Ok boomer. » Ces dernières semaines, la réplique, cinglante, s’est propagée comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. L’attaque contre ceux nés après la Seconde Guerre mondiale — et jusqu’en 1960, environ — est frontale. Et elle fait particulièrement mouche auprès des millénariaux et de la génération Z qui lui succède. Symptôme d’un ras-le-bol pour les uns, pique d’âgisme pour les autres, le phénomène retient l’attention dans les univers numériques.

La réplique est vraisemblablement née sur le réseau social Tik Tok, une plateforme de courtes vidéos dont raffolent les adolescents. Dans l’une d’elles devenue virale, un sexagénaire américain tonne contre ces jeunes qui « refusent de grandir », utopistes et scotchés à leurs écrans. Piqués au vif, ils ont été des milliers à lui rétorquer un « Ok Boomer ».

Depuis, l’expression a été massivement gazouillée, commentée au bas d’une foule de publications sur Facebook, et a inspiré un nombre incalculable de mèmes — ces images natives du Web qui encapsulent des faits de société et qui se retrouvent dans une interminable série d’imitations.

Greta Thunberg est une activiste, mais Jane Fonda en est une elle aussi. Elles ne sont pas du même âge et de la même génération, mais elles sont faites pour s'entendre, si je peux dire.

En Nouvelle-Zélande, la réplique est même venue aux lèvres d’une jeune députée du Parti vert pour clouer le bec à des collègues plus âgés. Dans un discours au parlement, Chlöe Swarbrick déplorait l’inaction politique de son pays contre les changements climatiques. « En 2050, j’aurai 56 ans. Pourtant, l’âge moyen de la législature actuelle est de 49 ans », a-t-elle lancé. Des voix se sont aussitôt élevées pour s’en moquer, ce à quoi l’élue de 25 ans a balancé un « Ok boomer » avant de poursuivre son allocution.

Un animateur de radio new-yorkais, Bob Lonsberry, a par ailleurs suscité la controverse au début du mois. Dans un tweet qu’il a depuis supprimé, il a comparé le terme « boomer » au mot nègre, soulevant l’ire de dizaines d’internautes.

Fossé générationnel

 

Sommes-nous en train d’assister à la fin des « relations cordiales » entre les générations, comme l’avançait la semaine dernière Taylor Lorenz, journaliste au New York Times ? Si l’expression « Ok boomer » est inédite, le phénomène, lui, n’a rien de nouveau, analyse au bout du fil Jacques Hamel, professeur de sociologie à l’Université de Montréal. C’est même devenu le propre de chaque génération que de s’opposer à ceux venus avant eux, dit-il, citant en exemple le mouvement hippie des années 1960 et son rêve transformateur et pacifiste de la société américaine.

« Moi qui appartiens à la génération X (né entre 1960 et 1980, environ), notre génération s’était ralliée à une publicité d’auto qui disait : « Tasse-toi mononcle. Ça ressemble beaucoup au "Ok boomer" d’aujourd’hui », ajoute celui qui est aussi chercheur à l’Observatoire Jeunes et société.

Et cette opposition se fait d’autant plus naturellement que nos sociétés développées se transforment à la vitesse grand V, reprend M. Hamel. L’arrivée des réseaux sociaux, de l’intelligence artificielle, l’accélération des inégalités économiques et de la crise climatique bousculent les repères de jadis. Millénariaux et Z ont donc cette impression que « ce sont eux qui connaissent la société, qui peuvent la commenter et agir dessus », note le sociologue.

Méprisants, les jeunes ? « Il y a assurément une dose de condescendance dans le "Ok boomer", observe de son côté Vincent Fournier, professeur au Département de communication sociale et publique de l’UQAM. « Ça revient à dire : "je ne veux même pas écouter tes histoires. Tu es rendu trop vieux, tu ne m’intéresses plus"», résume-t-il.

Mais la réplique répond aussi à l’arrogance des générations plus âgées, soutiennent ses adeptes. « Beaucoup d’entre eux ne croient pas au changement climatique ou ne croient pas que les gens peuvent obtenir des emplois avec des cheveux teints », déclarait au New York Times Shannon O’Connor, une Américaine de 19 ans. « Les adolescents répondent simplement "Ok Boomer". On va vous prouver que vous avez tort. Et on va tout de même réussir parce que le monde change », ajoutait celle qui fait présentement fortune en vendant des vêtements et des accessoires ornés du mantra.

Manque de nuance

 

Mais pourquoi les baby-boomers sont-ils ainsi pris pour cible ? « Il y en a qui sont à la retraite, mais il y en a encore beaucoup qui occupent des positions de pouvoir, répond Vincent Fournier, de l’UQAM. Foucault disait : “Où il y a pouvoir, il y a résistance.” »

De manière générale, les boomers traînent cette réputation « d’être partis avec le plat de bonbons », renchérit son collègue Jacques Hamel, de l’Université de Montréal. Une réputation qui a même été couchée sur papier, reprise par des essayistes comme François Ricard, qui signait au début des années 1990 une charge à fond de train de quelque 300 pages sur les représentants « égoïstes » de sa génération « lyrique ».

« Et en plus, c’est la génération qui nous laisserait les problèmes environnementaux sur les bras », mentionne M. Hamel.

Qu’à cela ne tienne, le « Ok boomer » qui foisonne ces jours-ci sur le Web ne se borne pas seulement aux gens nés entre 1945 et 1960. Visiblement, le pied de nez qu’il adresse ratisse plus large parmi les « vieux » jugés déphasés, tout en manquant cruellement de nuance — comme c’est souvent le cas sur les réseaux sociaux, soutiennent les experts interrogés par Le Devoir. Surtout qu’il y a, avec cette réplique, un « refus de dialoguer », reprochent-ils.

Difficile d’ailleurs de rassembler les gens visés par cette étiquette, si ce n’est qu’ils partageraient un certain nombre de certitudes et de valeurs qui exaspèrent les jeunes. Aux États-Unis, où le « Ok boomer » a d’abord pris naissance, l’expression a tout l’air d’un rejet des « têtes blanches » qui gouvernent à Washington, fait valoir le sociologue Jacques Hamel. Et plus particulièrement du président Trump, né en 1946.

« Mais à côté de Donald Trump, vous avez Jane Fonda qui, chaque vendredi, se fait arrêter devant le Capitole à Washington pour la cause climatique », enchaîne M. Hamel. De fait, l’actrice américaine — née en 1937, un peu avant le début du baby-boom d’après-guerre — est une fervente détractrice des politiques climatosceptiques du locataire de la Maison-Blanche.

« Greta Thunberg est une activiste, mais Jane Fonda en est une elle aussi. Elles ne sont pas du même âge et de la même génération, mais elles sont faites pour s’entendre, si je peux dire. »

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