Plomb dans l'eau: l’Ontario un modèle, le Québec un cancre

L’eau de la rivière des Outaouais est traitée différemment à Ottawa et à Gatineau.
Photo: iStock L’eau de la rivière des Outaouais est traitée différemment à Ottawa et à Gatineau.

Les villes du Québec font figure de cancre au Canada pour leur gestion du plomb dans l’eau. C’est ce que révèle aujourd’hui un consortium d’enquête dont fait partie Le Devoir, qui brosse le portrait de la contamination au plomb dans l’eau potable du pays reconnu pour son or bleu. Une situation particulièrement marquante à la frontière ontarienne, où Gatineau et Ottawa arrivent à des niveaux de plomb bien différents même s’ils puisent à la même source.

En un an, 120 journalistes provenant de 9 universités et de 10 médias ont examiné plus de 79 000 analyses d’eau et 800 réponses à des demandes d’accès à l’information auprès de 33 villes à travers le pays. Le tout a permis de recenser plusieurs régions dont les niveaux de plomb dans l’eau sont parfois pires que ceux de Flint, au Michigan, au plus fort de la crise de l’eau en 2015. Un palmarès dans lequel Montréal et Gatineau s’illustrent tristement (voir autre texte et grille de comparaison).

Le portrait est également peu reluisant ailleurs dans les provinces, mais les politiques du Québec sont parmi les pires au pays. « [Ici] nous avons été très lents à nous pencher sur les problèmes de santé publique à long terme comme le plomb dans l’eau », concède Michèle Prévost, titulaire de la Chaire industrielle en eau potable et professeure d’ingénierie à l’École polytechnique de Montréal. « Je ne suis pas surprise de voir l’absence d’action ou de mesures correctives au Québec, à cause du vide réglementaire. »

Ironie du sort, une élève modèle se trouve juste de l’autre côté de la rivière des Outaouais. Les niveaux de plomb de Gatineau et d’Ottawa illustrent le fossé qui sépare les deux provinces.

Le Devoir, l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia, Global News et le Toronto Star ont obtenu les résultats d’échantillonnages pour le plomb des deux villes voisines qui montrent des disparités marquées. Du côté québécois, plus de 22 % des tests effectués dans les secteurs de Gatineau et Hull (seuls secteurs où des tuyaux sont en plomb) dépassent la norme canadienne de 5 parties par milliard (ppb). Une proportion qui pourrait être encore plus élevée compte tenu du fait que la méthode d’échantillonnage après cinq minutes d’écoulement, préconisée jusqu’ici au Québec, sous-évalue l’exposition au plomb.

De l’autre côté du pont Alexandra, Ottawa est considérée comme un modèle en matière de gestion de l’eau potable. Là-bas, moins de 10 % des échantillons sont au-dessus de 5 ppb même après que l’eau a stagné pendant 30 minutes dans les tuyaux.

Les deux villes ont pourtant des canalisations en plomb. Ottawa estime qu’environ 30 000 immeubles résidentiels disposent d’une entrée de service en plomb, que ce soit du côté public ou privé. À Gatineau, ce serait 5000 résidences.

« Ottawa est l’incarnation parfaite [d’une ville] qui va au-delà de ce qui est requis », fait valoir Michèle Prévost.

C’est que l’Ontario en entier a été obligé de revoir ses politiques de traitement et de distribution de l’eau après la crise de Walkerton en 2000, lorsque sept personnes sont mortes et plus de 2300 sont tombées malades en raison de la présence de la bactérie E. coli dans l’eau du robinet. « L’impact de Walkerton a été énorme en Ontario », se souvient Mary Trudeau, ingénieure et professeure à l’Université d’Ottawa. « Cela a vraiment constitué une amélioration fondamentale de la gestion des réseaux d’eau potable. »

Le Québec n’a toujours pas assisté de son côté à un bouleversement politique de la même ampleur, malgré la crise du plomb qui a touché la municipalité de Sainte-Agathe-des-Monts en 1992. « Je conteste le jugement des experts en santé au sein de notre gouvernement », lance Michèle Prévost en soulignant qu’ailleurs au Canada, il existe un consensus sur les meilleurs moyens de prévenir la contamination de l’eau par le plomb.

Notre enquête démontre que les principales faiblesses de Gatineau et de plusieurs villes au Québec constituent les principaux succès de l’Ontario.

Dépistage

 

Alors que le Québec vient tout juste d’annoncer qu’il se plierait aux normes d’échantillonnage de Santé Canada, à Ottawa, depuis déjà 12 ans, c’est chose faite : les techniciens prélèvent l’eau après 30 minutes de stagnation dans les tuyaux.

Quand les études ont commencé à remettre en question la méthode qui consistait à laisser couler l’eau pendant cinq minutes avant de la recueillir, la Ville a pris les choses en main. « On a trouvé deux familles avec deux enfants et on a monitoré leur utilisation de l’eau pendant une semaine. On a constaté que la durée moyenne de stagnation était autour de 30 minutes », explique Ian Douglas, ingénieur chargé de la qualité de l’eau de la Ville d’Ottawa.

À la suite des récentes révélations du consortium, le gouvernement du Québec a finalement admis que la méthode d’échantillonnage utilisée dans la province « n’était peut-être pas la bonne ». Puis, il a finalement annoncé qu’il s’arrimerait officiellement aux recommandations de Santé Canada.

Traitement de l’eau

Bien qu’Ottawa et Gatineau composent toutes deux avec l’eau douce et plutôt acide de la rivière des Outaouais, les deux municipalités sont loin de traiter leur eau de la même façon pour limiter les risques de dissolution du plomb.

Le ministère de l’Environnement de l’Ontario oblige les villes où le plomb est très présent à traiter leur eau contre la corrosion depuis 2007. Aucune obligation du genre n’existe au Québec.

Tout comme Ottawa, Gatineau contrôle le pH de son eau pour éviter qu’elle ne ronge les canalisations, mais la Ville opte pour un traitement beaucoup moins intensif. La réglementation québécoise oblige les municipalités à conserver un certain niveau d’acidité et interdit de dépasser un pH de 8,5. Au-dessus de ce seuil, les autorités sanitaires ont longtemps cru que l’efficacité des désinfectants diminuerait et permettrait aux bactéries de se multiplier dans l’eau potable.

Santé Canada a cependant changé ses recommandations en 2015 : les villes peuvent hausser le pH de l’eau pour diminuer les concentrations de métaux toxiques dans l’eau sans craindre une contamination bactériologique. « Au Canada tout comme aux États-Unis, bon nombre de réseaux ont ajusté le pH de l’eau distribuée à des valeurs supérieures à 8,5 spécifiquement pour limiter le plomb », explique l’organisme fédéral sur son site Internet. Santé Canada note que plusieurs villes américaines ajustent le pH à plus de 9,0.

Aujourd’hui, Gatineau vise 8, tandis qu’Ottawa a choisi une cible de 9,4.

Ottawa ne cesse par ailleurs de chercher des moyens d’améliorer le traitement de l’eau. Comme Santé Canada a abaissé la cible pour le plomb dans l’eau potable à 5 ppb ce printemps, la Ville a approuvé cette année un projet de traitement au phosphate — un type de produit qui forme une pellicule protectrice dans les canalisations — « afin d’offrir une meilleure protection à l’approvisionnement en eau potable pour plus de 900 000 personnes ».

Ce type de traitement a fait ses preuves dans plusieurs villes, dont Toronto, qui a commencé à utiliser l’orthophosphate en 2014. Quatre ans plus tard, en 2018, le niveau de plomb moyen dans l’eau des résidences soupçonnées d’avoir des entrées de service en plomb était de 1,2 ppb, comparativement à 6,1 ppb en 2009 (la dernière mesure prise avant le début du traitement).

« [Le phosphate] est nettement mieux que le contrôle du pH », lance Ian Douglas, ingénieur de la qualité de l’eau pour la Ville d’Ottawa. « Cela nous a certainement permis de respecter toutes les exigences réglementaires au fil des ans, mais comme la norme est réduite à 5 [ppb], la meilleure option devient le phosphate ».

Gatineau s’en tient pour le moment à un projet-pilote. « Les analyses devraient débuter prochainement et impliqueront les services de l’environnement, des travaux publics et des infrastructures », indique la Ville.

Par ailleurs, quelques villes québécoises ont pris l’initiative d’intégrer ce type de traitement à leur eau. C’est le cas de la Ville de Québec, qui le fait depuis une vingtaine d’années et affiche peu de niveaux de plomb hors norme. Seulement 3,6 % des 358 tests effectués par la Vieille Capitale entre 2014 et 2018 dépassent le seuil fédéral.

Remplacement des tuyaux

 

Traiter l’eau contre la corrosion n’est cependant pas une solution pérenne pour se débarrasser du plomb, et toutes les villes qui ont des canalisations en plomb ont une stratégie pour les remplacer — ou devront en avoir une, selon ce qu’a annoncé récemment le gouvernement Legault.

À la fin du mois d’octobre, Montréal a ainsi publié en grande pompe son nouveau plan pour le remplacement des conduites et est devenue la première ville au Québec qui forcera les propriétaires à remplacer leur portion des tuyaux tout en leur donnant un coup de main. Mais ce que Montréal commencera à faire en 2021, Ottawa le fait depuis… 2007.

Quand un propriétaire constate la présence de tuyaux de plomb chez lui, la Ville va effectuer les travaux tant du côté privé que du côté public. « Même si c’est seulement une maison, on ouvre la rue et on refait l’asphaltage pour cette maison seulement. Et on absorbe le coût », explique Ian Douglas. Les propriétaires doivent ensuite rembourser la Ville sur une période de 10 ans maximum. « On fait environ 100 maisons par année », ajoute M. Douglas, qui reconnaît cependant que le programme est méconnu des résidents.

Quant à Gatineau, aucune canalisation municipale en plomb n’est remplacée de façon proactive, à moins que les propriétaires de maison ne remplacent la leur. « Le remplacement d’un seul côté engendrerait les mêmes concentrations de plomb », explique la Ville en s’appuyant sur les études scientifiques.

La municipalité est consciente des nombreuses solutions pour améliorer la qualité de son eau, selon son plan de gestion de l’eau 2017-2021. Cependant, les coûts de ces mesures freinent l’administration municipale. « Ni le ministère [de l’Environnement], ni la Direction de santé publique ne contribuent financièrement aux changements nécessaires aux résidences touchées par la présence de plomb dans l’eau potable », souligne la municipalité.

Transparence

 

Le Québec cumule aussi un important retard en matière de diffusion des données. En Ontario, toutes les analyses menées par les municipalités sont diffusées sur la plateforme Internet de données ouvertes du gouvernement. Ici, le consortium a dû procéder par demande d’accès à l’information.

Au fil des mois, le consortium d’enquête a rencontré des dizaines de résidents du Québec qui n’avaient pas du tout été informés des niveaux de plomb dans leur eau potable.

« Au Québec, les données, qui devraient être mises sur le Web à disposition de ceux qui veulent voir quels sont les niveaux de plomb, ne sont pas disponibles. Pour moi, c’est un scandale », juge Michèle Prévost, qui milite pour que les citoyens soient informés des risques qu’ils courent.

Crédits

Texte :

Améli Pineda, Brigitte Tousignant — Le Devoir

Ian Down — Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia

Équipe d’enquête, Université Concordia :

Mackenzie Lad, Katelyn Thomas

Équipe d’enquête, Université Carleton :

Danielle Edwards, Jennifer Liu

Équipes de production :

Superviseur, École de journalisme et de communication de l’Université Carleton : Chris Waddell

Institut du journaliste d’enquête de l’Université Concordia :

Productrice et superviseure : Patti Sonntag

Coordonnateur de recherche : Michael Wrobel

Coordonnatrice du projet : Colleen Kimmett

Le Devoir :

Chef de projet : Véronique Chagnon

Stagiaire : Lea Sabbah

Avec la collaboration de Global News et de National Observer

Produit par l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia

La liste complète des contributeurs est ici : concordia.ca/watercredits


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