Du plomb de Flint à Saskatoon

Photo: Jim Watson Agence France-Presse L’eau de Flint était fortement contaminée par le plomb, et douze personnes sont mortes lorsque la légionellose s’est répandue dans le réseau de distribution de l’eau potable.

« On a des Flint partout au Canada à cause de l’absence de réglementation pour faire baisser les niveaux de plomb », assène Michèle Prévost, titulaire de la Chaire industrielle en eau potable à l’École polytechnique de Montréal.

Le consortium d’enquête a comparé les niveaux de plomb de plusieurs villes canadiennes à ceux de Flint, au Michigan, au plus fort de la crise de l’eau potable de 2015. Trois experts en eau potable ont analysé et validé les conclusions du consortium : dans presque toutes les provinces, on trouve des villes avec des problèmes de plomb dans l’eau similaires à ceux qu’a connus Flint ou pires encore.

Plusieurs facteurs influent sur la présence de plomb dans l’eau potable : la source d’approvisionnement, la composition de l’eau et le type d’infrastructures. La crise de Flint a commencé quand la Ville a changé sa source d’approvisionnement et s’est mise à distribuer de l’eau beaucoup plus corrosive que la précédente dans des conduites vieillissantes. Résultat : une crise de santé publique majeure qui a fait les manchettes partout dans le monde. L’eau de Flint était fortement contaminée par le plomb, et douze personnes sont mortes lorsque la légionellose s’est répandue dans le réseau de distribution de l’eau potable.

Malgré les résultats compilés par nos journalistes, les municipalités ont souvent rejeté la comparaison avec la célèbre ville américaine. « Je comprends que les responsables de l’eau potable [au Canada] soient réticents à être comparés à une situation terrible comme celle-là, avec un mauvais traitement et une mauvaise distribution de l’eau. Mais le fait est que l’on parle de niveaux de plomb similaires », explique Michèle Prévost.

Pour chacune des villes canadiennes auxquelles le consortium s’est intéressé, diverses raisons expliquent la contamination. Une eau très corrosive, des milliers de kilomètres de conduites en plomb enfouies et des méthodes de dépistage désuètes forment un cocktail inquiétant à plusieurs endroits.

Exemples tirés de notre analyse :

À Montréal, la Ville n’effectue pas encore de tests avec stagnation reconnus par les autorités sanitaires. Les résultats des tests que nous avons comparés ont été effectués après cinq minutes d’écoulement dans les maisons montréalaises desservies par des tuyaux de plomb. À Flint, la seule méthode comparable comporte un rinçage qui dure plutôt trois minutes, ce qui donne généralement des résultats plus élevés. Malgré tout, Montréal a une moyenne de 7,3 parties par milliard (ppb) contre 7,6 ppb à Flint. Une plus grande proportion des échantillons dépasse également la norme de Santé Canada : 36 % à Montréal contre 25 % à Flint. « Si c’était une ville américaine, cela ne serait pas autorisé. La Ville serait obligée d’instaurer une forme de contrôle de la corrosion », dit Marc Edwards, professeur à l’Université Virginia Tech, qui a contribué à exposer la crise de l’eau à Flint. « Les échantillons à Montréal après cinq minutes d’écoulement sont pires que ceux après trois minutes d’écoulement à Flint puisque vous laissez couler l’eau plus longtemps, mais vous obtenez tout de même plus de plomb. »

Réaction de la Ville :« Les cas de Montréal et de Flint sont très différents », dit Chantal Morissette, directrice du Service de l’eau à la Ville de Montréal. « À Montréal, l’eau est sécuritaire. L’eau qui vient de l’usine de traitement est d’excellente qualité. L’eau qui est dans les tuyaux est excellente. C’est seulement quand elle passe dans les conduites en plomb et, oui, certains résultats sont élevés. »

À Gatineau comme à Montréal, les résultats sont fondés sur la méthode d’échantillonnage qui consiste à laisser couler l’eau pendant cinq minutes. Nous les avons comparés à des tests prélevés après trois minutes d’écoulement à Flint. Les moyennes à Gatineau s’élèvent à 3,1 ppb (secteur Hull) et à 3,9 (secteur Gatineau), contre 4,7 à Flint. Cependant, la proportion des échantillons dont les niveaux de plomb dépassent la norme est beaucoup plus importante à Gatineau qu’à Flint : 22 % y dépassent 5 ppb contre 16,3 % à Flint. « Si vous trouvez du plomb après cinq minutes d’écoulement, alors il y a une menace à la santé publique très, très significative », souligne Marc Edwards.

Réaction de la Ville : Le consortium a demandé à Gatineau de réagir à son analyse. La Ville a refusé de commenter la comparaison.

À Saskatoon, la moyenne des tests effectués au premier jet après six heures de stagnation dans les maisons desservies par des tuyaux en plomb est de 31 ppb, contre 21,6 à Flint, et 94 % des échantillons de Saskatoon excèdent la norme canadienne, contre 66 % à Flint. « C’est exactement ce à quoi il faut s’attendre quand il n’y a pas de contrôle de la corrosion : vous allez avoir de hauts niveaux de plomb dans l’eau », dit Marc Edwards. « Et le contrôle de la corrosion qui est actuellement utilisé dans certaines villes n’est tout simplement pas adéquat selon les standards américains. »

Réaction de la Ville : « De notre point de vue, la situation à Flint est complètement différente de celle de Saskatoon », dit Angela Gardiner, directrice générale des services publics et de l’environnement à la Ville.

« Notre compréhension est que le problème [à Flint] est un problème d’approvisionnement, ils ont changé de source d’approvisionnement. On a très confiance que nos niveaux de plomb sont bien en dessous de la norme. »

Comment comparer avec Flint

L’existence de données très détaillées sur la situation à Flint a permis au consortium de comparer plusieurs municipalités à cette ville américaine, malgré l’utilisation de plusieurs méthodes d’échantillonnage bien différentes à travers le Canada : prélèvements après cinq minutes d’écoulement, au premier jet après trente minutes de stagnation, ou encore après six heures.

Pour chaque ville, le consortium a examiné divers marqueurs, comme la concentration médiane, la concentration moyenne et la proportion d’échantillons qui dépassent trois cibles en particulier : 15 parties par milliard (ppb), le seuil d’action pour l’implantation de traitements contre la corrosion aux États-Unis ; 10 ppb, l’ancienne recommandation de Santé Canada ; et 5 ppb, la nouvelle cible de l’organisme fédéral.

Certaines villes canadiennes prélèvent des échantillons uniquement là où la présence d’une entrée de service en plomb a déjà été confirmée, cherchant à recenser les pires cas. D’autres font plutôt des tests un peu partout pour repérer les tuyaux en plomb. Pour s’assurer d’une comparaison juste avec Flint, le consortium a donc comparé des bassins d’échantillons équivalents.

Dans le cas de Montréal, par exemple, les résultats provenant de maisons ayant des entrées de service en plomb ont été comparés aux résultats à Flint dans des maisons équivalentes.

Dans le cas de Gatineau, le matériel de l’entrée de service de chaque maison échantillonnée n’est pas indiqué dans la base de données de la Ville, qui comporte des tests effectués sur plusieurs types de matériaux. Les résultats gatinois ont donc été comparés à un bassin d’échantillons de Flint composé à 50 % d’entrées de service en plomb et à 50 % d’entrées faites d’autres matériaux.

Dans tous les cas, les méthodes et les calculs du consortium ont été vérifiés et approuvés par trois chercheurs indépendants reconnus pour leur expertise sur la qualité de l’eau potable.

Crédits

Rédaction :
Robert Cribb — Toronto Star
Patti Sonntag, Michael Wrobel — Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia
Avec Le Devoir

Recherche :
Ainslie Cruickshank, Mike De Souza, Jeremy Glass-Pilon, Thia James, Dan Spector, Katelyn Wilson

Produit par l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia

La liste complète des contributeurs est ici : concordia.ca/watercredits


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