La légalisation du cannabis n'a pas créé d'onde de choc
À l’autre bout du fil, le timbre de la voix est grave, mais le propos, lui, l’est beaucoup moins. « On avait beaucoup de craintes, mais finalement, il ne s’est rien passé, précise André Voyer, capitaine aux enquêtes de la police de Mascouche. En fait, le cannabis n’a pas vraiment été un enjeu important pour nous dans la dernière année ».
Pas un enjeu ! Émis depuis cette petite ville de banlieue du nord-est de Montréal, la mise en perspective et le caractère peu spectaculaire du bilan tranchent avec le vent de panique que l’entrée en vigueur de la légalisation du cannabis à des fins récréatives a fait souffler sur le Québec, il y a un an jour pour jour.
On s’en souvient : Mascouche était alors sur la ligne de front, comme une centaine d’autres municipalités de la province, qui ont fourbi les armes et adopté des règlements municipaux plus restrictifs que la loi fédérale afin de se protéger d’un fléau que la fin d’un siècle de prohibition allait déclencher : des consommateurs de cannabis partout dans les parcs, des jeunes sous influence dans les rues, des automobilistes intoxiqués par la substance un volant dans les mains, des employés absents en raison de leurs abus d’herbe, des nuages de fumée sur les balcons des condos….
Et pourtant, depuis le 17 octobre 2018, premier jour de la légalisation, Mascouche a sanctionné 2 adultes pour possession de plus de 30 grammes de cannabis, soit la limite légale, 2 mineurs avec plus de 5 grammes en poche et 1 citoyen possédant un plant de pot chez lui. « Avant la légalisation, c’était bien plus que ça », fait remarquer M. Voyer.
« C’est un peu comme le bogue de l’an 2000 », résume le spécialiste des dépendances Serge Brochu, professeur au département de criminologie de l’Université de Montréal et chercheur au Centre international de criminologie comparée (CICC).
« Nous avons collectivement craint le pire et ce pire ne s’est jamais produit. Tout ce que la légalisation a finalement changé, c’est de faire disparaître l’épée de Damoclès au-dessus de la tête des consommateurs, en plus de leur fournir désormais des produits de qualité accompagnés d’une information précise et contrôlée sur la teneur en substance active du cannabis ». De l’information et un sceau que le cannabis de rue n’offrait pas.
Un accès facilité qui, n’en déplaise aux oiseaux de mauvais augure, n’a également rien fait exploser.
Au Québec, après une légère hausse de la consommation de cannabis dans les premières semaines de la légalisation — hausse prévisible en raison de la nouveauté du produit sur le marché légal —, le cannabis a réduit son influence sur 10,3 % des Québécois, selon les derniers chiffres de Statistique Canada, soit 3,5 points de pourcentage de moins que fin 2018.
C’est le taux le plus bas au pays et de loin, surtout par rapport à des provinces comme la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et l’Alberta où plus de 20 % de la population a succombé à l’appel de cette drogue dite douce.
À titre de comparaison, 80 % des Canadiens consomment de l’alcool.
En baisse chez les jeunes
« Depuis le deuxième trimestre de l’an dernier, il se dessine même une diminution de la consommation chez les jeunes de 15 à 17 ans », souligne Serge Brochu en rappelant que la légalisation du cannabis a eu un effet similaire dans les États américains du Colorado ou de Washington où la fin de la prohibition est plus ancienne qu’au Canada.
Un peu moins, mais surtout pas plus, renchérit le pédiatre Nicholas Chadi, spécialiste en médecine de l’adolescence et en toxicomanie.
« Ce que je vois depuis un an dans ma pratique, ce que des collègues me disent ailleurs au Canada, c’est qu’il n’y a pas de changement majeur dans le taux d’utilisation du cannabis chez les adolescents, dit-il. Il y avait des craintes », qui n’ont finalement pas été confirmées, et pas seulement du côté des jeunes, mais également du côté des travailleurs qui, à l’aube de la légalisation, ont été placés, eux aussi, au coeur de plusieurs scénarios catastrophes.
En 2018, près de la moitié des travailleurs canadiens anticipaient une hausse des incidents de santé et sécurité au travail, à cause de la légalisation. Un an plus tard, les trois quarts jugent qu’il ne s’est finalement rien passé.
Aucun effet négatif non plus sur la productivité, selon 74 % des répondants à un sondage Ipsos mené pour le compte de la firme spécialisée en gestion de ressources humaines, ADP, et dévoilé début octobre. Aucun sur l’absentéisme (71 %), ni sur la qualité du travail (70 %).
Quand à l’effet du cannabis sur les routes, des données parcellaires récoltées par Le Devoir auprès d’une vingtaine de municipalités du Québec ne permet pas de conclure à une hausse des cas d’intoxication de conducteurs, un constat cohérent avec le faible taux d’utilisation de cette substance dans la province.
L’après-crise de panique
« Que pouvait-il se passer d’autre ? », se demande le philosophe Dominic Desroches, qui s’intéresse aux phénomènes de paniques sociales et d’hystérie collective. Il enseigne la philosophie au Collège Ahuntsic de Montréal.
« Un an après, on se demande s’il est nécessaire de souligner cet anniversaire tant il n’y a rien à dire sur le sujet. Pas de tremblement de terre. Pas d’onde de choc. Avant et après la légalisation, les gens vivent de la même manière, donnant ainsi raison au gouvernement fédéral qui avait bien anticipé que les Canadiens étaient arrivés à la maturité nécessaire pour ce changement législatif. Ils étaient même, sans doute, en avance sur le projet de loi ».
Dans le rétroviseur, c’est donc bien plus le caractère « un peu trop paternaliste » des principes de santé publique que l’on devrait garder à l’oeil, estime Serge Brochu, puisque cette inclinaison héritée d’une autre époque aurait finalement nourri les peurs et alimenté la panique.
Un travers qui tend d’ailleurs, paradoxalement, à accompagner l’arrivée prochaine des produits comestibles à base de cannabis, qui entrent dans la légalité le 17 octobre prochain. Leur apparition sur le marché du Québec se fera toutefois à partir de 16 décembre.
Ces produits, dont l’assimilation des substances actives se fait à retardement, pourraient, faute d’éducation, être à l’origine de cas d’intoxications.
« La panique est le sentiment normal face à l’inconnu et la nouveauté, dit Dominic Desroches, et ce, même si la dernière année nous apprend qu’il faudrait, sur ce sujet, apprendre à respirer par le nez ».
Rappelons qu’en octobre dernier, la rédactrice en chef du Journal de l’Association médicale canadienne (JAMC), Diane Kelsall, avait qualifié la légalisation d’« expérience incontrôlée » lancée « à la face de la santé des Canadiens » et rappelé à Justin Trudeau sa responsabilité face aux « conséquences » négatives de cette législation qu’elle qualifiait de controversée.
Un sentiment partagé par plusieurs autres corps médicaux, mais également par les conservateurs qui avaient revêtu le noir le jour de la légalisation, pour souligner la période sombre dans laquelle allait entrer le Canada.
« Nous allons finir par devenir plus sereins face au cannabis, croit Serge Brochu. Pas dans les prochains mois, mais dans les prochaines années. Le fait qu’il ne se soit rien passé de catastrophique va nous aider à apprivoiser socialement cette nouvelle relation avec le cannabis. C’est une substance psychoactive qui, comme le tabac et l’alcool, peut causer des problèmes. Une substance dont la consommation est devenue plus ouverte, moins marginale. Elle s’est normalisée, mais n’a surtout pas été banalisée », contrairement à ce que plusieurs détracteurs de la légalisation ont laissé entendre, sur le seuil de la légalisation.
Et elle a aussi fait oeuvre de pédagogie, malgré elle, en nous rappelant que « l’irrationnel finit toujours par être absorbé par le réel », conclut Dominic Desroches.
Et le crime organisé
La dernière Enquête sur le cannabis réalisée par Statistique Canada indique que le marché légal, au deuxième trimestre de 2019, s’était approprié environ 30 % du marché illégal, d’un océan à l’autre. Et le Québec est en retard en la matière, avec une absorption par la Société québécoise du cannabis (SQDC) de seulement 18 % de ce marché. « 18 %, ce n’est pas beaucoup, mais cela ne fait qu’un an que le produit est légal, tempère Serge Brochu. À la fin de la prohibition de l’alcool, dans les années 30, cela a pris plusieurs années avant que le produit légal ne remplace complètement l’illégal ».Rappelons que l’arrivée au pouvoir de la Coalition avenir Québec (CAQ) en 2018 a mis un frein au développement du réseau de distribution de la SQDC qui, en raison du changement de gouvernement, mais également d’une pénurie de produits dans les premiers mois de la légalisation, a différé l’ouverture de plusieurs succursales. La société possède actuellement 21 succursales, dont trois à peine à Montréal. Elle prévoit d’en ouvrir 22 de plus d’ici mars 2020 et vise ainsi des ventes de 44 tonnes de cannabis par an, ce qui pourrait l’aider à gruger 30 % du marché illicite de cannabis, selon elle.