Il y a 75 ans apparaissait le concept de leader d’opinion

Depuis près de trois semaines, des politiciens parlent pour convaincre, influencer et surtout attirer les votes vers leur formation politique. La campagne de séduction a culminé d’ailleurs cette semaine avec deux débats des chefs, en anglais et en français, point d’orgue, ou moment charnière, d’une course électorale.
Et pourtant, en matière de formation de choix, d’un candidat dans une circonscription et ultimement d’un premier ministre, ce ne serait pas tant par les écrans — peu importe leur taille — que l’influence se jouerait. Elle passerait plutôt par un proche, dans l’environnement direct de l’électeur, comme l’a établi en 1944 le sociologue américain Paul Lazarsfeld, en mettant au monde le concept de « leader d’opinion ». Une idée simple, reposant à l’époque sur des études empiriques, et qui, 75 ans plus tard, inspire toujours le présent, même si cet élément de théorie a pris un léger coup de vieux.
« Aujourd’hui, le leader d’opinion se dilue dans le magma de nos interactions sociales [désormais délocalisées dans les univers numériques], fait remarquer Serge Proulx, professeur à l’École des médias de l’UQAM et grand critique des travaux de Lazarsfeld. Il y en a tellement aujourd’hui que l’on ne sait plus qui ils sont et si vraiment ils sont toujours présents », au coeur de cette nouvelle communication.
En 1940, les choses étaient pourtant plus simples lorsque l’équipe de chercheurs du Bureau of Applied Social Research, fondé un an plus tôt entre les murs de l’Université Columbia aux États-Unis, décide de se pencher sur les élections en cours. Roosevelt y a été réélu face au républicain Willkie que l’histoire a désormais oublié. À l’époque, un paradigme est dominant : les médias de masse influencent le bon citoyen par effet direct. Le message transmis par la radio ou les actualités au cinéma agit directement sur son cerveau, forgeant comportements et choix. En pleine guerre, le monde vit alors au temps de la propagande qui ne réduit pas que les perspectives d’avenir, mais également la pensée.
Paul Lazarsfeld vient ouvrir un peu la fenêtre en faisant germer dans le champ théorique l’idée d’une influence indirecte et surtout limitée des médias en période électorale. Cette influence passerait entre autres par l’entourage des gens et particulièrement par des « leaders d’opinion », dont le concept fait son apparition pour la première fois sous forme de spéculations posées dans les pages de The People’s Choice. Le bouquin est publié en 1944. Ce leader est une personne généralement plus informée que les autres au sein d’un groupe familial, professionnel, associatif, communautaire…. Elle jouit aussi d’une certaine crédibilité et d’une reconnaissance et agit finalement comme agent d’homogénéisation des orientations politiques au sein d’un groupe.
Deux degrés de communication
L’hypothèse sera confirmée par plusieurs recherches menées par la suite par Paul Lazarsfeld et qui, avec Elihu Katz, vont finir par faire émerger avec tout ça la théorie du « two step flow of communication », la communication à deux degrés, qui, elle, va faire école avec la publication en 1956 dans le livre Personal Influence. On parle alors des travaux de l’École de Columbia.
« Le modèle du leader d’opinion, au départ, définit une personne qui a un accès plus facile aux médias, qui consomme plus d’information que les autres, précise M. Proulx. Or, aujourd’hui, ça se complique, puisque l’accessibilité à l’information s’est modifiée. Nous sommes dans l’abondance et l’illimité », et ce, dans un monde où la technique, en plus de rapprocher l’information du citoyen, le transforme de plus en plus en producteurs de contenus.
Trois quarts de siècle plus tard, que pourrait-il donc rester du concept de Lazarsfeld ? « Une source d’inspiration, une référence, précise à l’autre bout du fil Stéphane Couture, professeur au département de communication de l’Université de Montréal. Aujourd’hui, la notion de leader d’opinion résonne dans l’esprit des gens, parce qu’il se confond avec celle de l’influenceur qui est très à la mode. Mais bien sûr, ce n’est pas la même chose. »
Dans les univers numériques, cet influenceur — détenteur d’un compte sur YouTube ou Instagram d’où il expose à ses « suiveux » la vision de son monde ou ses commentaires sur des produits — a, en effet, plus les attributs d’un micromédia ou d’une agence de publicité plutôt que d’un proche crédible à qui l’on tend une oreille attentive et confiante, selon lui. Il en va de même d’ailleurs pour les commentateurs de tout acabit, qui prolifèrent dans les réseaux sociaux et les médias de masse, à qui l’on aime prêter un semblant d’influence sur l’opinion publique, mais qui, dans le cadre théorique posé par Katz et Lazarsfeld, émettent surtout des idées, bien plus qu’ils n’orientent réellement des choix.
La part de l’invisible
Selon l’École de Columbia, « les médias nous influencent dans la mesure où l’on a une conversation à propos de ce qu’ils nous disent, fait remarquer Serge Proulx. Il faut un travail interpersonnel ». Et ce travail, assure-t-il, ne peut pas être réduit à un « j’aime » activé sur un réseau social ou à un « tellement » décrété pour appuyer une opinion exprimée en ligne. « Dans l’analyse des réseaux, il faut faire la différence entre le réseau visible des contacts en ligne et le réseau invisible des véritables amis que l’on côtoie, ajoute le professeur émérite. Je ne pense pas que le réseau visible ait une grande influence, contrairement aux personnes que l’on voit face à face. »
S’il existe toujours, le leader d’opinion, tel qu’envisagé par le duo de sociologues américains, ne serait donc pas à chercher en ligne dans un visage populaire, mais sans doute un peu plus autour d’une table cette fin de semaine, à l’occasion de l’Action de grâce, dans un visage ordinaire, à en croire Serge Proulx. « Les réunions de famille sont des lieux importants où émergent les leaders d’opinion », dit-il, même s’il ne faut pas pour autant leur accorder trop d’importance.
Car « en matière d’opinion et de média, on reste toujours dans une problématique d’effets limités, pour reprendre une expression de ce paradigme-là », et donc dans le maintien d’un mystère face au changement de direction de l’opinion que les urnes, le 21 octobre prochain, pourraient illustrer, sans toutefois réussir à le percer.