Les tatoueurs ont-ils des droits d'auteur?

Dernier article de notre série sur le tatouage, qui connaît un engouement sans précédent depuis des années.
Comme bien des athlètes professionnels, comme beaucoup de ses contemporains, le joueur vedette de basket LeBron James est tatoué. Le nom de sa maman (Gloria) apparaît sur son épaule droite, et des portraits de son fils (LeBron junior) sur ses avant-bras. Il porte même le numéro 330, indicatif régional de sa ville d’origine en Ohio.
À qui appartiennent ces tatouages, même les plus chargés de très intimes significations ? Autrement dit, qui possède les droits de reproduire ces images ? Le tatoueur qui les a réalisées ? M. James ? Ou une compagnie, publicitaire ou autre, qui miserait sur l’image de la mégavedette des paniers ?
Le cas se présente. Le jeu électronique NBA 2K reprend quelques-uns de ces dessins sur l’avatar de LeBron James senior. Le réalisme est capital dans ce genre de divertissement.
Le tatoueur Jimmy Hayden du studio Focused Tattoo de Cleveland prétend qu’il détient les droits sur certains de ces tatouages et ceux d’autres avatars, dont celui de Danny Green, joueur des Raptors de Toronto. M. Hayden veut faire reconnaître ses créations et se faire payer en conséquence. Il a donc déposé, en 2017, une poursuite contre 2K Games et la firme Take-Two Interactive Software. Un juge a autorisé la démarche il y a quelques mois, en mars. La cause se poursuit.
Dès que le tatouage fait preuve d’originalité et qu’il est fixé sur la peau, il devient une œuvre protégée par le droit d’auteur.
Elle n’est pas la seule. Des histoires légales plus ou moins semblables apparaissent un peu partout aux États-Unis, mais, sauf erreur, pas encore au Canada ou au Québec.
La semaine dernière, un juge de Californie a décidé d’entendre la plainte du tatoueur Kevin Brophy Jr. parce qu’une photo d’une de ses oeuvres montrant un tigre et un serpent réalisée sur le dos d’un homme apparaît en couverture de l’album Gangsta Bitch Music, Vol 1 de l’artiste Cardi B. Il réclame 5 millions $US pour « violation de son image publique ».
Le cas le plus médiatisé demeure celui de l’artiste S. Victor Whitmill, qui a poursuivi en 2011 la maison de production Warner Bros. pour la reproduction sur un personnage du film Hangover d’un symbole tribal réalisé sur le visage du boxeur Mike Tyson. Là encore, une entente hors cour a mis fin au litige.
Penser avant d’encrer
Tout cela est loin d’être frivole. Le mot d’ordre du secteur dit « think before you ink », alors pensons-y bien. Des questions de base émergent autour de ces revendications légales. La plus fondamentale demande si le tatouage peut-être considéré comme une oeuvre protégée par un droit.
« C’est certain que le droit d’auteur peut s’appliquer aux tatouages, répond sans ambiguïté Gabriel St-Laurent, avocat au cabinet Robic, spécialisé en droit de la propriété intellectuelle (droit d’auteur, marque de commerce et brevet). Pour y arriver, il faut que le tatouage soit une oeuvre originale fixée sur un support tangible. Si on ne se fait pas tatouer un truc banal, du genre Me & You 4 ever, dès que le tatouage fait preuve d’originalité et qu’il est fixé sur la peau, il devient une oeuvre protégée par le droit d’auteur. Ce faisant, l’auteur de l’oeuvre est tributaire de droits. »

Me St-Laurent ajoute qu’il faut bien distinguer le droit d’auteur et l’oeuvre. Le propriétaire d’un tableau n’est pas propriétaire des droits d’auteur sur ce tableau, qui demeurent la propriété du peintre, y compris pour accorder ou non la possibilité de reproduction.
L’artiste Gotti Flores a donné l’autorisation pour la reproduction dans le jeu NFL de ses oeuvres sur les bras du joueur Mike Evans. Il y en a une vingtaine au total. De même, le jeu inspiré des combats extrêmes reproduit fidèlement et légalement le gorille dessiné sur la poitrine du combattant Conor McGregor.
L’Association des joueurs de la Ligue nationale de football et les agents de joueurs recommandent à leurs membres et clients d’obtenir les droits de reproduction des encrages avant de les faire réaliser. Les studios ont d’autant plus tendance à accepter cette cession que les vedettes sportives se transforment aussi en très profitables panneaux publicitaires pour leur art et leur compagnie artistique.
De gros sous
Le sociologue Olivier Bernard se demande si les poursuites elles-mêmes ne font pas partie d’une stratégie publicitaire de la part des tatoueurs. « Les tatouages distinguent les individus, et ça va de soi que les jeux vidéo doivent reproduire ceux des joueurs », dit le spécialiste des sports qui a dirigé cette année le livre Arts martiaux et jeux vidéo. Quel rapport à la culture (PUL). « Mais les poursuites doivent aussi être comprises comme une manne lucrative pour les avocats. Les tatoueurs, eux, ont vu l’occasion de se faire voir de cette manière publicitaire. »
Il comprend bien qu’un tatouage est une oeuvre, et la peau un support. Comme l’avocat Gabril St-Laurent, il souligne que la reproduction en jeu vidéo pose un problème particulier.
« Si l’ancien lutteur Dwayne Johnson expose ses tatouages maoris dans un film, ça vient de lui, ça fait partie de sa personne, il ne peut pas s’arracher le bras. Le jeu vidéo est une création qui remobilise à 100 % le réel. C’est cette recréation numérique qui permet les poursuites. Quelqu’un a découvert l’occasion de réclamer des droits, et ça fait boule de neige. »
Les clients « ordinaires » posent parfois d’autres défis, dont celui du plagiat, une autre forme d’entorse aux droits d’auteur. Le milieu demeure assez anarchique ; les centaines de studios, les milliers de tatoueurs et tatoueuses du Québec respectent-ils tous les règles informelles de base qui interdisent la copie ?
« Je réponds toujours à une commande du client », explique la tatoueuse Marie-Lyne De Sève, fondatrice du studio DeSève DeSign de Sherbrooke. « Je fais beaucoup de créations originales, et mon éthique personnelle m’interdit de copier une image que me fournirait un client ou même de reprendre une de mes images pour un nouveau client. Je propose aux clients qui arrivent avec des images de les modifier sur mesure. »
Elle résume autrement sa démarche : « Je réalise des oeuvres d’art sur des gens. Ils me demandent parfois de signer mes créations. » Elle est d’autant plus consciente de la fragilité de ces oeuvres qu’elle a vu des métiers (comme soudeur), la maladie (un cancer de la peau) et des accidents gâcher à jamais des tatouages. Elle a aussi des clients qui vont carrément faire tanner leur peau après leur mort pour assurer la survie de leurs oeuvres originales.
« Je leur dis que, si ça se fait, tant mieux pour eux. Après tout, on a retrouvé des momies tatouées. Mais je ne sais pas dans quel état sera leur peau dans plusieurs années… »