Manifeste ou provocation, le clip de Safia Nolin?

La mise à nu d’un corps « hors norme » fait polémique, encore aujourd’hui. Tantôt salué, tantôt critiqué, le dernier vidéoclip de Safia Nolin a suscité de vives réactions : certains y voient un geste inspirant d’acceptation du corps, d’autres estiment qu’elle est allée trop loin.
La chanteuse québécoise a dévoilé mardi son nouveau vidéoclip, Lesbian Break-up Song, tirée de l’album Dans le noir. « Eh oui, je suis toute nue dans mon clip. On voit mes seins, mes fesses, mon pubis, mon poil. On voit les seins, les fesses, le pubis et le poil d’autres femmes. On voit des corps humains. Ce ne sont pas des corps qui sont là pour être jugés, ou pour être désirables. Ce sont des corps qui sont là pour exister, c’est tout », a expliqué l’artiste dans la foulée.
Pendant près de quatre minutes, Safia Nolin apparaît donc aux côtés d’autres femmes, de personnes trans et non binaires, de différents gabarits… toutes entièrement nues.
Un choix difficile mais assumé par l’artiste qui souhaitait promouvoir la diversité corporelle, en montrant simplement des « corps qui sont là pour exister », et non pour être « jugés ou pour être désirables ».
On voit des corps humains. Ce ne sont pas des corps qui sont là pour être jugés, ou pour être désirables. Ce sont des corps qui sont là pour exister, c’est tout.
Le pari était audacieux mais réussi selon Julie Artacho, photographe et militante féministe, qui se considère elle-même comme une personne grosse. « Ça permet à bien des filles de s’identifier à ces corps différents de ce qu’on a l’habitude de voir, dit-elle. De voir Safia Nolin et ces autres personnes être belles et à l’aise dans leur corps, ça aide beaucoup ».
Mariane Gilbert, vice-présidente de l’organisme Les 3 sex qui lutte pour l’éducation sexuelle, salue également l’initiative. « Ça m’a vraiment émue. C’était d’une beauté de voir toute cette vulnérabilité et cette authenticité. C’était intéressant de voir cette réalité qu’on voit peu ».
À ses yeux, il est important de montrer des corps plus en chair, qui sortent des stéréotypes de la femme mince, sans bourrelet et sans la moindre once de cellulite. « Ces corps-là existent, il faut les montrer sans gêne, sans honte. Ça contribue à les normaliser et à faire tomber les tabous », poursuit Mme Gilbert.
Pourtant, l’acceptation de son corps ne devrait pas nécessairement passer « par le déshabillage et la nudité », estime de son côté l’auteure et journaliste Geneviève St-Germain. « Je ne pense pas qu’exposer à tout le monde ses bourrelets ou au contraire sa maigreur excessive ait à voir avec autre chose qu’un certain exhibitionnisme puéril », explique-t-elle, critiquant cette obsession de l’image qui entraîne « un besoin d’approbation » par l’ensemble de la société. « Ce que tout un chacun pense de nous, on devrait s’en câlisser », insiste Mme St-Germain.
Elle voit dans la démarche de Safia Nolin un geste avant tout provocateur qui s’inscrit dans un « effet de mode » qui risque peu de faire changer les mentalités, au contraire. « C’est une forme de masochisme que de s’exposer à l’inévitable jugement des gens — positif ou négatif —, la société est ce qu’elle est ».
Critiques
Et les commentaires publiés sur les réseaux sociaux lui donnent en partie raison. Si de nombreuses personnes ont salué le courage de Safia Nolin et complimenté la beauté de son vidéoclip, certains ont plutôt accusé l’artiste de faire « un coup de marketing » pour mousser ses ventes, tout en critiquant son physique « hors normes ».
« C’est fou qu’en 2019 la valeur d’une femme soit encore en corrélation directe avec son corps, son image. Pourquoi ce malaise profond et surtout… pourquoi cette haine gratuite ? Qu’est-ce qui vient autant les déranger au point de faire sortir le pire en eux et de déshumaniser autant une artiste comme Safia ? », s’est emportée Sara Hini, cofondatrice du Womanhood Project avec Cassandra Cacheiro. Elles ont toutes deux participé à la création du vidéoclip.
Mariane Gilbert s’étonne aussi de la vague de commentaires négatifs publiés après le lancement du vidéoclip. « Si une femme veut se dénuder pour mieux s’accepter, c’est son choix. Personne ne devrait avoir le contrôle sur ce qu’elle peut faire ou non avec son corps. On critique vite le choix des femmes dans notre société, il y a toujours quelque chose à redire. »
Pour sa part, l’historien à l’Université Laval Alexandre Klein ne s’étonne pas outre mesure de l’ampleur de la polémique : « la nudité, ça attire l’oeil, ça déstabilise, ça fait parler ». D’après l’historien, les gens ont un rapport ambigu avec la nudité : bien qu’on la voie partout — dans les films et les publicités notamment — elle reste quelque chose d’intime, un tabou.
C’est comme un “Fuck You” à la société hétéronormative, dans laquelle une femme doit être belle, mais pas trop, montrer son corps mais pas trop de peau non plus.
Se gardant de qualifier la démarche artistique de Safia Nolin de provocatrice, il y voit plutôt un geste politique comme un autre. « Le corps est devenu notre dernier recours pour dire quelque chose. Avant on manifestait, on votait, pour faire valoir notre point de vue, nos idéaux. Maintenant on utilise notre corps, en le tatouant, le perçant, en l’habillant de vêtements particuliers ou en le dénudant ». Il donne l’exemple des Femens, ce mouvement féministe qui défend ses convictions seins nus. « Si elles étaient entièrement habillées, on ne les remarquerait pas assez ».
Des corps désexualisés
De fait, l’idée de déshabiller ces femmes le temps d’une chanson est aussi un moyen de « réappropriation du corps des femmes, longtemps représenté par des hommes », expliquent Cassandra Cacheiro et Sara Hini du Womanhood Project, qui sont respectivement photographe et directrice artistique. Rappelons que le vidéoclip est né du travail d’une équipe entièrement féminine.
« C’est comme combattre le feu par le feu. Ce corps qui a été sexualisé et objectifié constamment peut aussi être un outil de changement si on le fait de manière consciente, critique et respectueuse », note Cassandra Cacheiro.
Au-delà de promouvoir une diversité corporelle, le but était donc aussi de montrer des corps dénués de toute forme d’érotisme.
« C’est comme un “Fuck You” à la société hétéronormative, dans laquelle une femme doit être belle, mais pas trop, montrer son corps mais pas trop de peau non plus. On peut-tu exister sans devoir plaire et être désirable », renchérit la photographe Julie Artacho, ravie de voir les femmes se réapproprier leur corps et prendre la place qui leur est due.