Faut-il crucifier l’école privée?

Le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, ne voit pas de contradiction entre le financement public des écoles confessionnelles et le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État.
Photo: Manon Allard Getty Images Le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, ne voit pas de contradiction entre le financement public des écoles confessionnelles et le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État.

Le Québec prétend avoir bouté la religion hors de l’État et de ses institutions depuis la Révolution tranquille, mais selon le sociologue Guy Rocher, un des architectes de cette réforme des années 1960, la société québécoise est retournée à la case départ.

« Nous sommes revenus à un système d’éducation d’avant la Révolution tranquille », dit le professeur Rocher qui a siégé à la commission Parent qui a mené à la création du ministère de l’Éducation en 1964.

Selon lui, les institutions privées — surtout les écoles confessionnelles catholiques — ont « déformé » le système d’éducation en créant un système à trois vitesses : le privé, le public et le public qui tente d’imiter le privé avec l’apparition des programmes spécialisés. « Nous sommes revenus à un système d’éducation élitiste aux dépens d’une partie de la population, parfois des immigrants, parfois des familles défavorisées économiquement ou culturellement », un système soutenu par les fonds publics.

« Évidemment, aujourd’hui, la peur que je sens un peu chez les politiciens vient du fait que si on touche [aux écoles confessionnelles], ils se feront accuser d’antisémitisme et d’islamophobie. Parce que ce ne serait plus uniquement les catholiques qu’on toucherait comme c’était le cas il y a trente ans. »

Le professeur Rocher a témoigné devant la commission parlementaire sur le projet de loi 21 balisant la laïcité de l’État, sur le point d’être adopté. Il n’a pas abordé la question des écoles devant les parlementaires.

« Le gouvernement Legault a décidé de ne pas inclure les écoles confessionnelles subventionnées dans son projet de loi et je le déplore. Je l’ai déjà dit publiquement et je le répète. »

Confessionnelles ?

Québec subventionne les écoles privées confessionnelles. Ou pas. Ou partiellement. Parce que finalement, tout dépend de ce qu’on entend par « confessionnelles ».

Au Québec, selon l’étude « Le fait religieux dans des écoles privées du Québec » (2012) du défunt Comité sur les affaires religieuses du ministère de l’Éducation, 71 % des élèves du réseau privé fréquentaient des écoles se rattachant à une tradition religieuse ou à une communauté de foi au début de la décennie. Les comptes recensaient alors 138 écoles religieuses privées financées par l’État : 97 catholiques, 18 juives, 11 protestantes, 9 musulmanes et 3 orthodoxes ou apostoliques.

Dans le rapport, l’expression « école confessionnelle » désigne autant les écoles qui mettent en oeuvre « un projet structuré d’éducation de la foi » que les écoles « qui se limitent à affirmer leur appartenance à une tradition religieuse […] sans mettre en oeuvre des pratiques qui inscrivent cette appartenance dans la vie de l’école ». Ces écoles marquées religieusement formaient 55 % de l’ensemble des écoles privées du Québec. La tradition catholique dominait largement, et les écoles juives et musulmanes attiraient très peu d’élèves (1,3 % du million de jeunes scolarisés en 2012). Tout de même, dans la communauté juive, un enfant sur deux fréquente une école confessionnelle.

Le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, ne voit pas de contradiction entre le financement public des écoles confessionnelles et le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État.

« Énormément d’écoles privées sont des écoles qui ont été fondées par des religieux et sont des écoles dont la clientèle fait ce choix parce qu’ils souhaitent que l’école transmette certaines valeurs religieuses », a dit le ministre actuel de l’Éducation, Jean-François Roberge, à l’Assemblée nationale en février. Il était questionné sur la décision de son gouvernement de ne pas soumettre les écoles privées subventionnées à la future loi sur la laïcité.

« Donc, je ne vois pas de problème à ce que, supposons, une école religieuse juive ait des gens qui portent des symboles, ou catholique, ou protestante, ou peu importe, a poursuivi le ministre. Sincèrement, je ne vois aucune contradiction là-dedans. Je trouve ça normal. »

Environ 65 % des établissements d’enseignement privés — confessionnels ou pas — sont subventionnés par l’État. Selon le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, cette subvention représente environ 60 % du montant versé pour les élèves fréquentant le réseau public. Plus de 500 millions sont consacrés annuellement au financement public des écoles privées.

Un réseau laïque

 

La Fédération des établissements d’enseignement privés (FEE) ne divise pas ses membres entre écoles confessionnelles et non confessionnelles, ne tient pas de statistiques à ce sujet et n’en fournit donc pas.

« La Fédération est une association laïque et la religion n’entre pas dans nos critères », résume Nancy Brousseau, directrice générale du regroupement, qui représente 191 écoles précollégiales réparties dans toutes les régions, 12 écoles spécialisées en adaptation scolaire et 18 résidences pour élèves. Au total, son réseau desservait 114 816 élèves au décompte du 30 septembre dernier.

« Il y a d’autres associations d’écoles privées, juives ou anglophones, qui ont leurs propres positions, poursuit Mme Brousseau. Nous, nous sommes laïques. »

Surtout que le cours d’éthique et de culture religieuse (ECR) a changé la donne depuis le rapport de 2012. « Quand le cours ECR est né, tous les cours de religion ont disparu de nos écoles ou à peu près, dit la présidente. C’est bien simple, la référence religieuse de certains établissements est quelque chose d’historique et de culturel. Franchement, il faut chercher beaucoup pour trouver des actions à caractère religieux là-dedans. »

Elle précise que plusieurs écoles privées ont fait ce que la Fédération appelle la « relève institutionnelle », en sortant de la tutelle et de l’administration des communautés religieuses. Elle ajoute que la question du financement du réseau privé fait bien plus débat que celle de la supposée orientation confessionnelle de certains établissements.

D’ailleurs, la croyance n’est pas un critère d’admission aux établissements. Un sondage de 2009-2010 auprès de leur clientèle a montré que 30 % des inscrits déclaraient ne pas croire en Dieu, et 38 % avoir des doutes.

La directrice Brousseau est aussi agacée par le sempiternel débat sur le financement. Cinq provinces canadiennes ne soutiennent plus les écoles privées, y compris l’Ontario.

« Si on regarde dans le monde, l’appui au privé oscille entre 0 et 100 %, dit-elle. La France finance son réseau privé à 100 %. En Ontario, qu’on cite toujours en exemple, il y a tout un secteur public catholique, équivalent du privé, subventionné à 100 %. On a fait nos propres choix. »

Québec solidaire est le seul parti qui propose d’éliminer les subventions offertes aux écoles privées. « Si on veut agir sur la laïcité, ça devrait davantage peser par le fait d’arrêter de subventionner les écoles privées confessionnelles, par exemple, soutient le député Sol Zanetti. Dans le cadre de la laïcité, on a un argument de plus puisqu’avec des fonds publics, on paie pour l’enseignement religieux. Et après ça, on prétend qu’au nom de la liberté de conscience des enfants, il ne faut pas les exposer à des signes religieux. C’est complètement farfelu. »

Avec la fin de l’étude du projet de loi 21 sur la laïcité de l’État, Le Devoir en profite pour faire le point sur le lien entre fiscalité et religion. Cette série se poursuit demain et samedi.

Un héritage historique

Les questions se posent tout de même. Pourquoi la modernisation de Révolution tranquille a-t-elle conservé les écoles privées, confessionnelles ou pas d’ailleurs ? L’ex-premier ministre Jacques Parizeau a déjà dit qu’il s’agissait de la plus grave erreur des réformistes.

« C’est une très bonne question, et l’erreur de départ à mon avis se retrouve dans le rapport Parent lui-même, dit son cosignataire Guy Rocher. Ce qui était très clair, c’était d’unifier le système d’éducation, de la maternelle à l’université. Nous avons créé les cégeps et les polyvalentes. Nous avons fait disparaître 120 écoles normales pour que la formation des enseignants se fasse dans les universités. C’est un grand coup. Malheureusement, il y a une faille qui est restée dans le rapport Parent concernant les écoles privées. »

Il cite précisément le chapitre 7 du tome 4, qui porte sur cet enseignement privé et dit que sa lecture le rend « encore malheureux » quand il pense aux « contorsions » faites pour arriver à cette rédaction.

« Je me rappelle les vives discussions que nous avons eues à l’époque. Nous étions très divisés. Une partie des commissaires ne voulait plus subventionner l’enseignement privé. Une autre demandait qu’on respecte ce qu’ont représenté ces institutions privées dans le passé. Ils disaient que les institutions privées pouvaient être subventionnées à la condition qu’elles soient en quelque sorte complémentaires dans l’ensemble du système et même qu’elles puissent devenir des institutions quasi publiques. C’est le compromis qui a été fait parce que nous voulions éviter les rapports minoritaires pour ne pas affaiblir le tout. »

Cette complémentarité, par exemple en desservant une population d’élèves en difficulté physique ou intellectuelle, aurait même pu déboucher sur un soutien public à 100 % des frais selon le rapport. « Mais loin d’être complémentaires, elles sont entrées en concurrence avec le secteur public », dit le professeur Guy Rocher.

Mme Brousseau réplique que dans plusieurs régions, l’école privée est complémentaire. « On répète ad nauseam dans les médias que l’école privée est une école d’élite. J’admets qu’il y a une sélection sur la base socio-économique. Il y a un coût indéniable. Les parents acceptent, en plus de leurs impôts et de leurs taxes scolaires, de payer quelques milliers de dollars de plus par année. »

Le sociologue reconnaît aussi un attachement réel aux écoles privées d’origine confessionnelle dont la fondation, pour les catholiques, peut remonter au XIXe, voire au XVIIIe siècle.

« L’école privée a tout de suite été privilégiée par la bourgeoisie canadienne-française, conclut Guy Rocher, réformiste maintenant un peu déçu. La pratique d’y envoyer ses enfants a continué après la Révolution tranquille. Il y a aussi un facteur démographique. Les familles avec peu d’enfants peuvent faire le sacrifice financier pour les inscrire dans ces établissements. »


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