Les droits des femmes ne sont jamais acquis

Des manifestantes pour le droit à l’avortement, vendredi, au Missouri. La même journée, le Parlement de cet État a adopté une loi interdisant aux médecins de pratiquer des avortements après la huitième semaine de grossesse.
Photo: Christian Gooden St. Louis Post-Dispatch via Associated Press Des manifestantes pour le droit à l’avortement, vendredi, au Missouri. La même journée, le Parlement de cet État a adopté une loi interdisant aux médecins de pratiquer des avortements après la huitième semaine de grossesse.

« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » — Simone de Beauvoir

Sidérante de vérité, cette citation de Simone de Beauvoir semble aujourd’hui plus actuelle que jamais. Dans un sévère retour de l’histoire, les femmes américaines sont aujourd’hui dépouillées, à petit feu, de l’un de leurs droits fondamentaux : celui de disposer de leur corps. Dans un avenir pas si lointain, les jeunes filles américaines pourraient donc jouir de moins de droits que leurs mères.

« Il faut être vigilantes, parce que ce recul dont parlait Simone de Beauvoir est précisément en train de se passer », soupire Isabelle Duplessis, professeure spécialisée en droit des femmes à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.

Dans un crescendo méticuleusement organisé, la droite religieuse américaine multiplie actuellement les attaques à l’endroit du droit à l’avortement dans le but avoué de forcer la Cour suprême des États-Unis à revoir — et peut-être même infirmer — l’arrêt Roe c. Wade qui a légalisé l’avortement aux États-Unis en 1973.

Le portrait est étourdissant. Des projets de loi visant à restreindre le droit à l’avortement ont été soumis dans 28 États américains. Et ce, dans les seuls trois premiers mois de 2019.

Mercredi, Kay Ivey, la gouverneure républicaine de l’État de l’Alabama, a apposé sa signature au bas de la loi la plus restrictive des États-Unis sur l’avortement. « Toute vie est un cadeau sacré de Dieu », a-t-elle justifié.

Si la législation entre en vigueur dans six mois comme prévu, les interruptions volontaires de grossesse seront complètement bannies de cet État du sud des États-Unis. En cas de viol ou d’inceste, la victime, qu’elle soit enfant ou adulte, sera obligée de garder le foetus. Les médecins qui contreviendraient à la loi s’exposeront à une peine de prison allant jusqu’à 99 ans. Seules deux exceptions seront permises : si le foetus souffre d’une « anomalie létale » ou s’il s’agit d’une urgence vitale pour la mère.


L’Alabama est le premier État à interdire l’avortement. La tendance dominante actuellement est l’adoption de législations dites « heartbeat bills », soutient l’Institut Guttmacher, un centre de recherche américain sur la régulation des naissances et l’avortement. Depuis le début de l’année, la Géorgie, le Kentucky, le Mississippi et l’Ohio ont adopté de tels projets de loi restreignant le recours à l’avortement aux six premières semaines de grossesse, soit avant que les battements de coeur du foetus puissent être détectés. De nombreuses femmes n’ont alors pas encore conscience d’être enceintes.

Vendredi, le Parlement du Missouri a adopté une loi interdisant aux médecins de pratiquer des avortements après la huitième semaine de grossesse. En Arkansas et dans l’Utah, des législations visant à limiter l’avortement aux 18 premières semaines de grossesse ont été adoptées depuis le tournant de l’année.

« Ce type de lois [qui vont à l’encontre de Roe c. Wade] sont contestées immédiatement suivant leur adoption, et c’est le but qui est recherché », explique Andréanne Bissonnette, chercheuse à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM. En vertu de l’arrêt de la Cour suprême de 1973, l’avortement est légal aux États-Unis jusqu’à ce que le foetus soit viable, soit entre 24 et 28 semaines de grossesse.

En marche vers la Cour suprême

 

Attisée par la nouvelle teinte conservatrice qu’a prise le plus haut tribunal du pays depuis l’élection de Donald Trump, la droite religieuse appuie donc sur l’accélérateur en faisant le pari que le flot de contestations judiciaires nourrira sa marche jusqu’à la Cour suprême et forcera l’institution à revoir sa jurisprudence.

L’attaque n’est pas banale. Le droit à l’avortement a été obtenu au terme d’une « grande bataille qui a été menée dans les années 1960-1970 dans la deuxième vague féministe », soutient Isabelle Duplessis. Après l’obtention du droit de vote, les femmes ont réclamé le contrôle sur leur corps. « C’est fondamental pour le droit des femmes. […] Ça fait partie de la santé reproductive des femmes d’avoir accès à un avortement sécuritaire et facile. »

Et pourtant, le risque que Roe c. Wade soit infirmé est bien réel. Depuis les nominations, dans les derniers mois, des juges Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh par le président républicain, « on est devant une cour qui peut basculer et décider d’infirmer le jugement exemplaire de 1973 », estime Isabelle Duplessis.

« Quiconque croit encore que Roe c. Wade n’est pas menacé doit s’ajuster rapidement », avertit Elizabeth Nash, de l’Institut Guttmacher, dans un courriel transmis au Devoir. La charge est bien réelle avec « quatre causes liées à l’avortement aux portes de la Cour suprême et d’autres qui font leur chemin au niveau des cours inférieures », a-t-elle insisté.

Mais il existe « une pluralité de possibilités entre le maintien de Roe c. Wade tel quel et son annulation totale, fait valoir Andréanne Bissonnette. Même si l’arrêt est infirmé, le droit à l’avortement ne tombera pas du jour au lendemain dans tout le pays. »

Ainsi, des États américains avaient déjà décriminalisé l’avortement avant 1973 ou l’ont fait par la suite. D’autres ne disposent pas de législation à ce sujet et pourront donc légiférer en la matière.

Si Trump remporte un 2e mandat, c’est évident que Roe c. Wade va être infirmé. Il va pouvoir nommer au moins un autre juge conservateur, et ils vont démolir cette décision.

Isabelle Duplessis note également que la Cour suprême est « libre de décider quelle cause elle entend ». La cause de l’Alabama — qui défie directement Roe c. Wade — pourrait donc terminer sa croisade aux portes du plus haut tribunal du pays, sans jamais y pénétrer.

Et bien que les juges Gorsuch et Kavanaugh sont conservateurs, on ne sait pas comment ils réagiront à une cause sur l’avortement, fait remarquer Andréanne Bissonnette. D’ailleurs, il y a quelques jours seulement, le juge Kavanaugh a surpris les observateurs en se rangeant avec l’aile libérale de la Cour sur un tout autre dossier touchant la compagnie Apple.

Plus de femmes, partout

 

L’enjeu, très clivant, du droit à l’avortement, devenu le cheval de bataille de la frange la plus conservatrice du Parti républicain, rejaillira à coup sûr sur la prochaine campagne présidentielle de 2020.

D’autant plus que deux des quatre juges libéraux de la Cour suprême, Stephen Breyer et Ruth Bader Ginsburg, sont octogénaires. « Si Trump remporte un 2e mandat, c’est évident que Roe c. Wade va être infirmé, lâche Isabelle Duplessis, catégorique. Il va pouvoir nommer au moins un autre juge conservateur, et ils vont démolir cette décision. »

Dans cette course contre la montre, 13 États, principalement situés dans le nord-est des États-Unis, ont adopté ou renforcé, ces derniers mois, des législations visant à protéger le droit à l’avortement, rapporte l’Institut Guttmacher.

Mais le rempart le plus étanche contre l’érosion des droits des femmes ne serait-il pas que les femmes investissent plus massivement les sphères du pouvoir ? Ici comme ailleurs, le fait que des chambres composées à majorité d’hommes adoptent ces législations touchant le corps des femmes a été vertement dénoncé. « La clé du succès, c’est d’avoir beaucoup plus de femmes — pas seulement quelques-unes —, mais vraiment beaucoup plus de femmes, partout, à tous les niveaux », lance Isabelle Duplessis. Sinon, il ne faudra qu’un soubresaut de l’histoire pour que les droits des femmes s’étiolent à nouveau, nous disait Simone de Beauvoir.



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