L’art difficile de modérer les débats en ligne

Le Facebook Live filmé par le tueur présumé pendant l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande, le 15 mars, a été diffusé pendant 17 minutes avant d’être interrompu. Plus de 1,5 million de copies ont ensuite été supprimées par le réseau social, mais environ 300 000 autres duplications lui ont échappé.
Les terribles images se trouvent encore sur plusieurs plateformes numériques. Des centaines de milliers de commentaires, certains rajoutant de la peine à l’horreur, ont aussi dû être passées au peigne numérique le plus fin possible.
La société européenne Netino, spécialisée dans la modération des commentaires, a fait une bonne partie du travail pour les médias francophones d’ici et d’ailleurs. Les plus nombreux exprimaient de la compassion envers les victimes, quelques-uns vomissaient la haine, d’autres encore demandaient où retrouver la bande censurée.
L’histoire habituelle, en somme. Quand les sept enfants d’une famille de réfugiés ont péri dans un incendie à Halifax, le mois dernier, un déluge de condoléances a suivi, mais quelques épouvantables remarques se réjouissant du drame ont trouvé leur chemin en ligne avant d’être effacées par des modérateurs.
« On retire les propos jugés non désirables, les propos racistes, antisémites, sexistes, homophobes ou autres », explique au Devoir Jérémie Mani, président de Netino. La compagnie fondée au début du siècle décide maintenant du sort en ligne de millions de commentaires qui accompagnent les nouvelles, mais aussi les pages commerciales, les sites de rencontre ou les petites annonces. « Chaque fois, nous appliquons une charte précise. L’objectif final est de permettre le dialogue de la façon la plus constructive possible et de protéger l’image de marque de la société qui nous emploie. »
Censure ?
Le président Mani refuse catégoriquement de parler de censure. « C’est même l’inverse de la censure, dit-il. La modération est un accélérateur de la liberté d’expression et des opinions. »
Il développe cette position en trois points. Il dit d’abord que la modération protège l’expression posée des opinions minoritaires, servant par conséquent la diversité des opinions. Il ajoute qu’insulter ou dénigrer, « même si c’est légal, ce n’est pas constructif dans le débat ». Il explique finalement que la modération « protège les médias, responsables de leurs diffusions », par exemple en évitant les poursuites pour diffamation.
Les médias d’information forment environ le quart des clients de Netino. La compagnie travaille avec les grands groupes médiatiques d’Europe et plusieurs clients québécois, dont La Presse, les journaux du Groupe Capitales Médias et les phares de Québecor en information (TVA, LeJournal de Montréal, Le Journal de Québec).
Peu importe le client, la méthode de gestion des commentaires reste la même. Un outil numérique s’appuyant sur l’intelligence artificielle effectue une présélection, acceptant et rejetant des textes automatiquement. Le reste, environ une note sur deux, arrive aux ordinateurs des modérateurs. Netino en emploie environ 600, surtout dans les pays francophones du Sud, à Madagascar notamment.
Bien sûr, il y a encore des racistes. Mais il ne faut pas perdre de vue que la majorité des messages sont acceptés et diffusés sans problème. Les gens échangent, débattent, s’informent, et je trouve que ça, c’est beau.
« On ne s’en cache pas : le but est d’arriver à un niveau de protection qui coûte le moins cher possible, dit le président. Nos clients n’ont pas beaucoup d’argent généralement, et la modération est plus une sorte d’assurance, un acte défensif. Ça ne fait pas gagner d’argent : ça évite d’avoir des problèmes. »
Les conditions pénibles des modérateurs de Facebook ont été documentées par plusieurs reportages. Les pauvres censeurs sans le nom visionnent les pires images, lisent des ignominies d’un coin ou l’autre de la planète Web qui ne dort jamais. En général, les réactions s’avèrent moins polies et informées sur les réseaux sociaux que sur les sites des médias, où les abonnés réagissent après une démarche d’information.
Optimiste ?
Au total, les équipes de Netino filtrent des dizaines de millions de commentaires par mois sur plus de 1500 pages Facebook, des comptes Instagram et des sites de compagnies. Certains clients génèrent chacun plus d’un million de commentaires par mois.
Le feu numérique prend différemment d’un giron culturel à l’autre et même d’une région à l’autre. M. Mani explique que les Français du Sud sont « plus sanguins » que ceux du Nord et que les médias régionaux du Québec stimulent « un peu plus d’implications émotionnelles » que les médias nationaux.
« En général, au Québec, les gens sont très polis, même s’il y a aussi des débordements, dit l’entrepreneur français. Le racisme est partagé dans toutes les cultures. Mais au total, dans la volumétrie, on rejette moins de messages au Québec qu’en France. Les Québécois ont tendance à être plus posés. »
Les mêmes sujets explosifs dominent partout : l’islam plus ou moins radical, les migrants, le conflit israélo-palestinien et Donald Trump. D’expérience, au Devoir, les sujets concernant l’identité, le nationalisme, la santé ou l’alimentation font aussi surchauffer la machine.
Seulement, au total, les commentaires positifs l’emportent largement sur les négatifs, dans une proportion d’au moins 4, voir 5 pour 1, dit le président de Netino.
« Je suis de nature optimiste. Je pars du principe que l’interaction en ligne est récente. Tout le monde ne maîtrise pas les codes. Bien sûr, il y a encore des racistes. Mais il ne faut pas perdre de vue que la majorité des messages sont acceptés et diffusés sans problème. Les gens échangent, débattent, s’informent, et je trouve que ça, c’est beau. »
Comment TVA gère 5 millions de commentaires par année
Action, réaction, et la popularité s’engendre elle-même. Les médias de Québecor sont les plus populaires du Québec alors, forcément, ils génèrent le plus grand nombre de commentaires, qu’il faut ensuite filtrer.« Personne d’autre que Québecor, dans l’univers des médias du Québec, ne met autant d’effort à contrôler les commentaires, dit une source liée au dossier au sein de la compagnie. La raison est toute simple : personne ne génère autant de commentaires que nous. »
À elle seule, TVA Nouvelles a attiré plus de 5 millions de commentaires en 2018, dont 3 millions filtrés par la compagnie française Netino ou les équipes internes du réseau québécois, par sécurité supplémentaire. Sa page Facebook est suivie par plus d’un million de personnes. Un média (y compris Le Devoir) est tenu légalement responsable de ce qu’il publie sur son site, mais pas sur les réseaux sociaux.
« Sur nos pages, nous sommes nickel, dit la source. Sur Facebook, être nickel n’aurait aucun sens. Personne ne le fait. »
Fin février, un Facebook Live de la chaîne France 3 couvrant la visite d’un cimetière juif profané en Alsace par le président Macron a été suspendu pour raison de dérapages antisémites. Le Conseil français du culte musulman vient de porter plainte contre Facebook et YouTube pour la diffusion de la vidéo du massacre de Christchurch.
TVA et Le Journal de Montréal publient des centaines de nouvelles par jour. Parfois, les pupitreurs n’en relaient pas certaines vers les réseaux sociaux pour ne pas stimuler les réactions. Parfois, le feu prend où les modérateurs ne l’attendaient pas.
« Des sujets peuvent susciter 750 commentaires à l’heure, dit la même source. Avant que le modérateur arrive au 638e qui doit être rejeté, ça peut prendre un peu de temps. Les gens doivent comprendre ça et être indulgents. »
Une version précédente de ce texte, qui indiquait que Netino a comme client L'actualité, a été modifiée.