Le don de 200 millions à McGill fait franchir un palier à l’histoire de la philanthropie au Québec

L’Université McGill a annoncé cette semaine avoir reçu des philanthropes John et Marcy McCall MacBain un don de 200 millions de dollars pour créer des bourses d’études. Afin de saisir son ampleur et d’évaluer ses impacts, Le Devoir s’est entretenu avec Sylvain A. Lefèvre, professeur au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’UQAM (ESG). Il dirige le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) et le Pôle Québec du PhiLab, le « Réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie ». Propos recueillis par Stéphane Baillargeon.
Comment jugez-vous ce don en tant que spécialiste de la philanthropie ?
Le montant est vraiment exceptionnel et spectaculaire. Il s’agit du don privé le plus important de l’histoire du Canada pour une université. Ce don s’inscrit dans un schéma classique de la philanthropie. Les donateurs ont expliqué qu’ils voulaient redonner à l’établissement qui leur a donné la chance de s’éduquer et de réussir. La rhétorique de redonner à la communauté et d’aider ceux qui en ont besoin est très courante. Le fait de donner à l’université la plus prestigieuse plutôt qu’aux universités plus dans le besoin est aussi extrêmement classique. On le voit constamment aux États-Unis quand des riches donnent à leur alma mater, aux universités les plus reconnues. John Rockefeller a carrément aidé à fonder l’Université de Chicago [à la fin du XIXe siècle]. C’est donc comme si on venait de franchir un palier avec ce don à McGill.
Une nouvelle ère de la philanthropie se dessine-t-elle ?
Je viens de parler du palier franchi par la taille du don. Je dois aussi parler du palier franchi par la taille des fondations. Il y a 10 000 fondations au Canada et la plupart n’ont pas de salariés. Les grandes fondations sont dans une classe à part. La Fondation Chagnon, créée au début des années 2000 au Québec, a maintenant une dotation de 1,8 milliard. Elle a longtemps été la plus importante au Canada. La plus importante aujourd’hui est la Fondation MasterCard, avec un actif qui dépasse les 10 milliards. La Fondation Bill Milanda Gates est hors proportion. Elle a le même budget que l’Organisation mondiale de la santé et elle est en même temps le premier contributeur de l’OMS. En quelques années, les ordres de grandeur ont donc complètement changé. La part globale des dons des superriches gonfle et le niveau moyen de leurs dons aussi, tandis que le don moyen des particuliers ordinaires a tendance à stagner au Canada.
Comment s’organisent les dons ?
Il faut regarder ce que dépensent les fondations chaque année. L’Agence de revenu du Canada les oblige à dépenser au minimum 3,5 % de leur capital. Certaines donnent beaucoup plus. Centraide collecte et dépense en permanence. Cette fondation publique ne capitalise pas. À côté de ce modèle, on trouve des fondations familiales assises sur un tas d’or qui ne dépensent pas beaucoup.
D’où vient l’argent ? Oublions le cas de McGill. Certaines fondations font-elles parfois du bien avec de l’argent entaché ?
La génération numérique (Amazon, Apple, etc.) se comporte comme des bad boys fiscaux tout en se présentant comme des champions philanthropiques. Ce qu’elle consacre à la philanthropie par rapport à ce qu’elle économise par la fiscalité est sans commune mesure. Si les grosses compagnies numériques payaient leurs impôts, la contribution serait beaucoup plus profitable pour tous. La question de l’argent teinté se pose aussi par rapport à la transition écologique. Au Canada, des fortunes accumulées depuis un siècle proviennent de l’extractivisme, des mines au pétrole. L’argent, y compris celui de simples citoyens, vient aussi en partie de placements faits dans une économie plus que problématique sur le plan environnemental. Il ne faut donc pas regarder juste 3,5 % des dons : il faut aussi examiner comment les 96,5 restants travaillent pour faire des profits.
Pourquoi les riches donnent-ils ?
Le don fait partie de la construction de la notabilité. Être un grand de ce niveau supérieur, c’est donner aux organismes et aux bonnes causes. La philanthropie est maintenant revalorisée socialement, mais ça n’a pas toujours été le cas. Il y a eu des procès et des commissions d’enquête aux États-Unis contre les Rockefeller et les Carnegie dont on dénonçait la ploutocratie. Je dirais qu’aujourd’hui, la philanthropie est à nouveau contestée sur certains aspects.
Quels aspects de la philanthropie sont critiqués ?
La question de l’accumulation et de la distribution des richesses va de soi. Après la Deuxième Guerre mondiale, quand le taux d’imposition sur le capital et l’héritage était incomparablement plus élevé, les fondations refluaient. Maintenant, les États ont moins de ressources et ont donc plus besoin de la philanthropie pour régler les problèmes sociaux. Si tout le monde avait les moyens de se payer des études, on n’aurait pas besoin de bourses pour étudier.
Quels autres problèmes politiques découlent de cette amplification de la charité ?
Je veux insister sur une autre idée, contre-intuitive, rappelant que collectivement nous soutenons la philanthropie par la fiscalité de manière très importante. Les crédits d’impôt font en sorte que, si je donne 100 $ à Oxfam ou à Médecins sans frontières, je récupère 40 $ en crédits d’impôt. Imaginez avec 200 millions. Le crédit accordé devient une dépense collective. Aux États-Unis, le professeur Rob Reich de Stanford a montré que les dons coûtent environ 50 milliards en dépenses publiques. Nous finançons donc collectivement les choix privés des mieux nantis. Rob Reich finit par se demander s’il ne vaudrait pas mieux accorder un montant que chaque citoyen attribuerait à la cause de son choix. La dépense collective serait démocratisée. Parce que les riches ne financent pas les mêmes causes que les plus pauvres. Les pauvres favorisent davantage les services directs. Les plus riches vont vers la culture et l’éducation, mais pas n’importe quelle culture ni n’importe quelle éducation : les grandes universités, les orchestres symphoniques, les musées.
Il y a donc des impacts sur les politiques sociales ?
Il faut se poser des questions sur la manière dont les superriches influencent les politiques publiques, le système d’éducation ou de santé. Si quelqu’un de très riche décide par exemple de mettre le paquet, disons 50 millions, sur telle maladie, parce qu’un de ses proches en souffre, ça change évidemment la vie de la recherche ou d’un établissement hospitalier. Les dons deviennent aussi un levier de pouvoir pour les mieux nantis. Les gouvernements offrent l’appariement du financement : un dollar pour un dollar. Là encore, on voit que la philanthropie influence les politiques publiques.