Retour sur l'émeute étudiante la plus importante de l'histoire du Canada

La répression policière musclée de l’occupation pacifique du pavillon Henry F. Hall de l’Université Sir George Williams, en février 1969, est racontée dans le documentaire «Ninth Floor», de Mina Shum.
Photo: Office national du film du Canada La répression policière musclée de l’occupation pacifique du pavillon Henry F. Hall de l’Université Sir George Williams, en février 1969, est racontée dans le documentaire «Ninth Floor», de Mina Shum.

Février est le Mois de l’histoire des Noirs au Canada. Dans une série de trois textes, Le Devoir revient sur différents aspects de la présence de cette communauté au Québec.

Il y a 50 ans, Clarence Bayne était dans une position délicate. Jeune professeur d’économie à Sir George Williams, originaire de Trinidad et Tobago, il siégeait au comité chargé d’analyser les plaintes de racisme déposées par six étudiants contre le professeur de biologie Perry Anderson.

Ce sont ces plaintes qui ont donné lieu à l’émeute étudiante la plus importante de l’histoire du Canada. En janvier 1969, plus de 200 étudiants occupent pacifiquement le 9e étage du pavillon Henry F. Hall de l’Université Sir George Williams, aujourd’hui Concordia, à Montréal.

Le 11 février 1969, la police intervient de façon musclée. L’occupation dégénère en émeute, causant un incendie, deux millions de dollars de dommages, 97 arrestations de Blancs et de Noirs. Dans la rue, on entend des gens crier « Let the niggers burn ! », rapportent plusieurs sources.

Cet épisode de l’histoire canadienne fait présentement l’objet de la pièce de théâtre Black Out, présentée par le théâtre Tableau D’Hôte, à Montréal.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Clarence Bayne enseignait à Sir George Williams, devenu l’Université Concordia, lorsqu’a éclaté le soulèvement étudiant en janvier 1969.

Et aujourd’hui, le Dr Bayne, qui est toujours professeur à l’Université Concordia, revient pour Le Devoir sur la crise et sur le contexte dans lequel il s’est déroulé.

À l’époque, Bayne avait déclaré être en conflit d’intérêts pour siéger à ce comité, et en avait démissionné avec son collègue professeur, également noir, Chester Davis.

Selon lui, la révolte des étudiants était alors davantage liée au contexte de discrimination sociale et institutionnelle qui prévalait dans le Montréal de l’époque qu’aux agissements spécifiques de l’administration de l’université. Cette discrimination se manifestait dans différentes sphères sociales du Québec.

« Au départ, les étudiants se plaignaient de leurs notes, ils voulaient qu’on révise leurs notes, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui une “révision académique”. Depuis, nous avons mis en place un système d’évaluation de ces plaintes », dit-il. Mais à l’époque, ce système n’existait pas.

« Les étudiants se sont mis à penser que les délais de traitement des plaintes étaient systématiques, et c’était lié à l’impression de racisme qu’ils avaient, non seulement de l’établissement, mais de la société en général », poursuit-il.

Racisme systémique

 

Le documentaire Ninth Floor, réalisé par l’ONF en 2014 et qui relate les événements, mentionne notamment les problèmes d’accès au logement de la communauté noire de Montréal. Mais la discrimination ne s’arrêtait pas là.

« À McGill, les Noirs avaient énormément de difficulté à entrer en médecine. Il y en avait peut-être un par année, aucun ou peut-être deux. À l’époque, le nombre maximum de gens des Caraïbes qui ont été acceptés en médecine était de trois. La communauté juive avait aussi un gros problème », se souvient le Dr Bayne.

Pour entrer en médecine à McGill, les étudiants inscrits à Sir George Williams devaient être de véritables « étoiles », explique Bayne, et ce, en particulier dans le cours de biologie donné par le professeur visé par ces allégations. « S’ils échouaient à ce cours, leurs chances d’entrer en médecine étaient de zéro », dit-il.

À McGill, les Noirs avaient énormément de difficulté à entrer en médecine. Il y en avait peut-être un par année, aucun ou peut-être deux.

Finalement, personne n’a jamais pu prouver que le professeur de biologie Perry Anderson s’était effectivement rendu responsable d’un acte de racisme. Mais le siège organisé par les étudiants à Sir George Williams a eu le mérite de précipiter la mise en place d’un système de traitement des plaintes d’étudiants.

Le racisme systémique, quant à lui, est plus difficile à enrayer.

« Les Noirs qui étaient à l’université à l’époque provenaient presque tous des Caraïbes, explique le Dr Bayne. On comptait trois étudiants noirs en tout, deux à Concordia et un à McGill, qui étaient nés au Canada. Une trentaine d’étudiants de McGill et 25 de Sir George Williams venaient des Caraïbes. Pourquoi, alors qu’il y avait une population de 5000 personnes noires vivant à Montréal au sud de McGill et de Concordia, dans la Petite-Bourgogne, n’y avait-il que trois d’entre eux à l’université ? »

Une enquête menée par le Quebec Board of Black Educators, dont Bayne a aussi été le président, dévoile alors que cette discrimination commence dans la petite enfance, dans les écoles primaires et secondaires.

 

« On a réalisé que neufs Noirs sur dix quittaient l’école, parfois même avant d’entrer au secondaire. Et on a découvert qu’ils se faisaient dire : pourquoi tu vas à l’école ? De toute façon, tu n’auras pas de travail. Pourquoi tu ne deviens pas plutôt musicien ou camionneur ? Alors, on a rencontré les établissements et on a négocié avec le collège Dawson, avec le collège Vanier, avec Concordia pour mettre en place un système qui permettrait à des jeunes qui avaient du talent d’entrer au collège ou à l’université même s’ils n’avaient pas fait leur secondaire. Et ça a très bien marché.

« Ces gens-là n’étaient pas des Bronfman ou des Steinberg, ils se battaient avec des compagnies de chemins de fer pour passer du statut de porteur à celui d’inspecteur. »

Un cas révolutionnaire

 

Clarence Bayne, qui a obtenu son doctorat de McGill en économie en 1976, et qui a travaillé comme économiste pour le Canadien National, dans les années 1960, se considère lui-même comme une exception, voire un cas révolutionnaire.

« Un Noir embauché comme économiste par une compagnie de chemin de fer qui pratiquait le racisme et l’exclusion, c’était révolutionnaire », dit-il.

En 1968, Bayne fonde ce qui est aujourd’hui le Black Theater Workshop de Montréal, pour donner une voix à l’expression de la communauté noire montréalaise. « Nous avons décidé de faire cela dans le contexte du multiculturalisme canadien. Nous voulions faire un théâtre noir canadien, pour faire un Canada différent », dit-il.

Aujourd’hui, Clarence Bayne se désole du clivage existant entre les communautés noires anglophone et francophone de Montréal.

Pour lui, la dualité linguistique canadienne est un héritage de guerres coloniales dont la communauté noire n’a que faire. « J’ai un accent britannique et un accent africain. J’ai un héritage de musique cubaine. Tout cela est mélangé en moi. Mon arrière-arrière-arrière-grand-père est peut-être arrivé en Amérique, en Jamaïque ou ailleurs dans les Caraïbes, enchaîné à un bateau comme esclave », dit-il.

La communauté noire en paye encore le prix aujourd’hui.

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