Quand les trolls s’en prennent aux femmes sur Twitter

Des bénévoles d’Aministie internationale ont analysé un échantillon de 228 000 tweets envoyés en 2017 à 778 femmes, toutes journalistes ou en politique au Royaume-Uni et aux États-Unis.
Photo: Damien Meyer Agence France-Presse Des bénévoles d’Aministie internationale ont analysé un échantillon de 228 000 tweets envoyés en 2017 à 778 femmes, toutes journalistes ou en politique au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Insultes, harcèlement, commentaires sexistes ou racistes : la violence sur les réseaux sociaux touche de nombreuses femmes, d’autant plus lorsqu’elles sont racisées, révèle une récente étude réalisée par Amnistie internationale en collaboration avec l’entreprise montréalaise d’intelligence artificielle Element AI.

Plus d’un million de tweets violents, injurieux ou problématiques ont été envoyés aux femmes ayant participé à l’étude — plus de 700 — au cours de l’année 2017, soit en moyenne un toutes les 30 secondes, d’après les calculs d’Element AI publiés mardi.

Et ce sont les femmes racisées qui sont les premières visées. Si les femmes de couleur (noires, asiatiques, hispaniques et métisses) ont 34 % de risques de plus que les femmes blanches d’être mentionnées dans des tweets désobligeants, le pourcentage monte à 84 % lorsqu’on fait la comparaison uniquement avec les femmes noires.

« Nous nous attendions à ce que les femmes noires soient davantage victimes d’abus, mais le pourcentage est choquant. […] Nous disposons désormais de données permettant d’étayer ce que les femmes nous disent depuis longtemps, que Twitter est un espace où on laisse le racisme, la misogynie et l’homophobie prospérer quasiment sans contrôle », explique au Devoir Milena Marin, conseillère principale sur les recherches tactiques à Amnistie internationale à Londres.

84%
Taux d’accroissement du risque qu’encourent au Royaume-Uni et aux États-Unis les femmes noires de recevoir un tweet désobligeant par rapport aux femmes blanches

L’organisme, qui avait déjà recueilli des témoignages sur le sujet, a collaboré avec une entreprise d’intelligence artificielle afin de récolter des chiffres sur le phénomène. « Avec des chiffres, on va au-delà de l’anecdotique. Ça permet d’avoir un dossier plus solide pour dénoncer un problème ; des chiffres, ça parle davantage parfois », note Julien Cornebise, directeur du bureau de recherche d’Element AI à Londres.

Pour en arriver à de tels résultats, une équipe de plus 6500 bénévoles a analysé un échantillon de 228 000 tweets — sur un total de 16 millions — envoyés en 2017 à 778 femmes, toutes journalistes ou en politique au Royaume-Uni et aux États-Unis.

« La dépendance aux médias sociaux pour rendre compte de l’actualité, engager les électeurs ou exprimer des opinions sur des sujets d’actualité fait des femmes journalistes et des femmes en politique une cible privilégiée pour la violence et les abus », reconnaît Mme Marin en expliquant le choix de l’échantillon utilisé pour l’étude. Elle estime toutefois que le phénomène est généralisé et touche la majorité des femmes, quelle que soit leur occupation.

Sans vouloir rétablir l’ordre sur Twitter ou forcer la plateforme à censurer certains propos, la démarche d’Amnistie Internationale se veut surtout un appel à plus de transparence de la part du réseau social.

« Il est crucial que Twitter se montre transparent sur la manière exacte dont elle utilise [les technologies] pour détecter les violences et publie des informations techniques sur les algorithmes mis en oeuvre », soutient Milena Marin.

Supporter les trolls

 

Ce n’est pas la première fois que l’organisme sermonne Twitter à ce sujet. Amnistie internationale a déjà réclamé à plusieurs reprises que des données sur l’ampleur et la nature des violences sur la plateforme soient publiées, mais en vain. Dans sa politique d’utilisation, le réseau social interdit pourtant les commentaires haineux, mais il peine à modérer tous les messages qui se retrouvent sur sa plateforme.

« En se montrant incapable de sévir contre ce fléau, Twitter contribue à faire taire des voix déjà marginalisées », insiste Mme Marin, précisant que les femmes sont souvent portées à s’autocensurer ou à limiter leurs interactions sur les réseaux sociaux, pour ne pas se heurter à de tels propos.

L’animatrice, auteure et chroniqueuse québécoise Judith Lussier peut en témoigner. Des commentaires d’internautes malveillants, elle en supporte depuis des années.

« Les gens ont du mal à comprendre qu’un troll, ce n’est pas juste une personne hyperviolente qui vous insulte. C’est aussi celui qui vous parle avec assurance et condescendance, qui vous dit des propos paternalistes et infantilisants. C’est ça, le plus dur », confie-t-elle.

En épuisement professionnel, incapable de répondre, de contrôler, ni même de supporter les commentaires désobligeants qu’elle recevait quotidiennement sur les réseaux sociaux, Judith Lussier a pris une pause et a abandonné sa chronique dans le journal Métro en février 2017. Presque deux ans plus tard, elle vient de retrouver sa colonne la semaine dernière.

« Je continue de penser que les femmes et les personnes issues de groupes marginalisés font l’objet de commentaires plus agressifs, méprisants, infantilisants. Mais j’ai décidé d’aborder mes interlocuteurs avec plus d’empathie et d’entretenir plus de bienveillance envers moi-même », a-t-elle écrit sur sa page Facebook.

Pour Mélanie Millette, de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM, les résultats de l’enquête d’Amnistie internationale et d’Element AI ne sont que le prolongement d’un sexisme et d’un racisme qui persistent au Royaume-Uni et aux États-Unis et se retrouvent aussi au Canada.

« La société est toujours plus dure envers les femmes — encore plus celles racisées — que les hommes. Il n’y a pas d’exception sur Internet, quelle que soit la plateforme », insiste celle qui est aussi professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM.

Elle fait remarquer que les critiques visant les femmes sont plus violentes, s’attaquant à leur personnalité et leur physique. « Une politicienne qui fait une annonce se fera traiter sur les médias sociaux de grosse, de moche, de stupide ou d’hystérique. Un homme qui fait la même annonce se fera juger sur les mots utilisés ou sur le sujet de son annonce », note Mme Millette.

« C’est inquiétant parce que ces femmes ont un rôle important pour la démocratie, soit parce qu’elles représentent le peuple ou bien parce qu’elles sont les chiens de garde de la démocratie », ajoute-t-elle.

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