Le retour de Karl Marx dans les humanités

Les concepts de Marx sur le travail et le fétichisme de la marchandise semblent plus que jamais d’actualité.
Photo: John Jabez Edwin Mayall Les concepts de Marx sur le travail et le fétichisme de la marchandise semblent plus que jamais d’actualité.

Des écrits engagés de l’intellectuelle belge Chantal Mouffe sur les revendications de la classe ouvrière incarnées par les gilets jaunes aux articulations artistiques inspirées du Capital, la pensée de Karl Marx est plus que jamais convoquée pour comprendre notre époque, riche en bouleversements, où les questions de privilèges et de lutte des classes tiennent le haut du pavé.

Au même moment, le spectre du totalitarisme de certains régimes dictatoriaux a cessé de hanter les corridors des universités du monde occidental. Enfin, du moins dans le monde des humanités. Pour bien des nouveaux lecteurs de Marx, l’ampleur des inégalités sociales créées par le capitalisme est plus brutale que le souvenir du Rideau de fer.

Pourquoi lire Marx aujourd’hui ?

« Aux yeux de bien des gens de ma génération, le capitalisme est porteur d’une violence extrême. À mon avis, les mouvements qui sont nés après la crise financière de 2008, dans l’esprit d’Occupy, ont fait naître une nouvelle conscience. Nous, on arrive à l’âge adulte en voyant à quel point le système est fondé sur l’exploitation, l’expropriation. Nous constatons la dégradation de l’environnement, l’accumulation des uns par la dépossession des autres, comment des gens s’enrichissent aux dépens des autres », déclare Fifi G., chercheuse universitaire qui s’intéresse à l’expropriation des terres en Éthiopie.

Pour cette jeune Torontoise, qui s’est même fait imprimer une affiche de Marx qu’elle a apposée à un mur de sa chambre, certaines idées propres au marxisme proposent des solutions intéressantes pour envisager l’avenir autrement que dans une perspective de néolibéralisme autoritaire.

« Je m’intéresse aussi au féminisme marxiste, pour aborder le rôle et la valeur du travail des femmes. Les débats autour de Marx sont encore valides aujourd’hui. C’est inspirant. »

Revu et réinterprété pour envisager les modes de production, dans un monde de géants technologiques comme Facebook ou Amazon, Marx semble plus que jamais d’actualité, avec l’idée de tension entre le prolétariat et la bourgeoisie, et une nouvelle attention sur la construction des privilèges. On pense aux gilets jaunes, bien sûr, mais aussi aux étudiants de l’UQAM qui manifestent pour la rémunération des stages.

Également, dans un monde où l’humain est inondé d’objets fabriqués sur des chaînes de montage en Chine ou au Vietnam, les concepts de Marx sur le travail et le fétichisme de la marchandise nous rappellent que, derrière une chandelle du Dollarama, un « post » sur Instagram ou un foulard de soie Burberry, il y a avant tout du labeur humain.

Pour une pensée de la crise

 

Dans la foulée du bicentenaire de l’anniversaire du grand penseur du capitalisme, le film Le jeune Karl Marx a permis aux cinéphiles de renouer avec celui qui a inspiré les révolutions socialistes du XXe siècle. Le Manifeste du parti communiste (classé au patrimoine mondial de l’UNESCO), avec quelque 500 millions d’exemplaires écoulés, se place même au quatrième rang des livres les plus vendus de tous les temps.

La pensée de la crise inspirée de Marx a percolé dans le monde des arts, au musée comme au théâtre, et s’est incarnée cet automne dans Chapitres de la chute au Quat’Sous (sur la débâcle financière de 2008), dans le documentaire The Price of Everything, portant sur le marché de l’art contemporain, dans l’oeuvre Manifesto (avec Cate Blanchett) présentée au Musée d’art contemporain (qui démarre avec le Manifeste du parti communiste), ainsi que dans la pièce Extramoyen à Espace libre, sur le sort de la classe moyenne.

« Le vocabulaire de Marx est très intégré dans le narratif académique. Plusieurs vont dire qu’il n’y a pas de retour de Marx, à proprement parler, parce qu’en réalité, il n’est jamais parti ! » estime Julien Lefort-Favreau, chercheur en études françaises à l’Université Queen’s.

Le vocabulaire de Marx est très intégré dans le narratif académique. Plusieurs vont dire qu’il n’y a pas de retour de Marx, à proprement parler, parce qu’en réalité, il n’est jamais parti !

Dans les humanités, revenir à Marx est une manière de réintégrer dans la réflexion sur l’art et les sciences sociales la question de la domination par les modes de production.

« Je ne sais pas si c’est la crise qui provoque le retour à Marx ou bien si c’est Marx qui nous permet de penser la crise. Reste que, dans les humanités, revenir à Marx est une manière de réintégrer dans la réflexion sur l’art et les sciences sociales la question de la domination par les modes de production », indique celui qui parle d’une pensée marxiste « décentralisée ».

Une attention aux écritures et aux représentations du monde du travail et de l’usage de la langue de l’univers managérial cristallise ce retour à la pensée de Marx sur le labeur et ses tensions. « Cela est présent aussi dans le milieu de l’histoire de l’art, où la critique d’art est en train de se déplacer, s’intéressant désormais moins aux objets d’art qu’aux institutions », poursuit Julien Lefort-Favreau.

Quand Marx s’invite chez Trump

« Aux États-Unis, où l’on assiste à une marchandisation de l’éducation qui est affolante, les intellectuels d’allégeance marxiste se font assurément entendre », affirme Julien Lefort-Favreau.

En avril dernier, le journal Le Monde rapportait que l’organisation américaine Democratic Socialists of America (DSA) avait vu ses effectifs multipliés par quatre, ces dernières années, dépassant les 32 000 adhérents. Fait peu banal, dans le pays du maccarthysme et de l’anticommunisme, de jeunes militants — l’âge médian de la DSA est passé de 68 ans en 2013 à 33 actuellement — s’affichent fièrement marxistes.

Pour s’initier à la pensée de Marx actualisée (sans avoir à se taper les trois volumes de 800 pages du Capital), on peut notamment visionner des clips YouTube où la théoricienne en économie politique Jodi Dean parle des limites du Web à l’ère du capitalisme communicatif. Sur le site Open Culture, le géographe David Harvey (professeur de deuxième cycle d’anthropologie et de géographie à la City University of New York) dispense quant à lui un cours gratuit sur les volumes I et II du Capital.

Dans le Manifeste du parti communiste, celui qui aurait eu 200 ans cette année parle de la révolution qui sera forcément prise en charge par le prolétariat, de ces travailleurs qui n’ont pas accès aux marchandises qui enrichissent les bourgeois à la sueur de leurs fronts.

Les revendications des 99 % d’Occupy ou des gilets jaunes nous rappellent que la lutte des classes est peut-être, finalement, un perpétuel recommencement.

Karl Marx en quelques dates

5 mai 1818 Marx naît dans le Royaume de Prusse.

Octobre 1842 Le journal Rheinische Zeitung, où Marx critique les pouvoirs ultramondains et défend la liberté de presse, est interdit de publication.

Novembre 1848 Marx rédige le Manifeste du Parti communiste.

1867 Rédaction du premier tome du Capital.

1875 Sa santé déclinant, Marx laissera à son ami Friedrich Engels le soin de colliger ses notes et écrits pour achever les deux derniers tomes du Capital.

14 mars 1883 Mort de Karl Marx à Londres. Il repose au cimetière de Highgate.


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