Au Nunavik, les prisonniers d’un système inadapté
Discrimination systématique. Les habitants du Nunavik et membres de la communauté inuite sont confrontés depuis des années au système de justice québécois, qui les expose à des temps de détention préventive, après inculpation, qui dépassent de plus d’une semaine la moyenne nationale, indiquent des données inédites obtenues par Le Devoir. Cette disparité viole la loi en matière d’égalité face à la justice, compromet la confiance envers l’administration de cette justice et porte un préjudice grave aux prévenus, estiment plusieurs experts consultés.
« Nous sommes devant un système inhumain, laisse tomber Jean-Pierre Larose, chef du Corps de police régional Kativik (CPRK) joint à Kuujjuaq lundi. Et comme bien des choses au Nunavik, on parle des problèmes, on les explique, mais on fait très peu pour les résoudre. »
Selon les chiffres obtenus par la Loi d’accès à l’information auprès du ministère de la Sécurité publique, la détention préventive pour la communauté du Nunavik a été supérieure en jours de 29 % à 59 %, entre 2015 et 2018. Plus précisément, si au Québec, en 2017-2018, un prévenu a passé en moyenne 26,5 jours en prison avant de comparaître devant un juge, au Nunavik, ce temps était de 7,5 jours plus élevé par rapport à l’ensemble du Québec. Il a été également de 14 jours de plus en 2015-2016 et de 16 jours de plus en 2016-2017, comparé à la moyenne provinciale de ces années-là.
Pire, la disparité est toujours perceptible pour l’année en cours (2018-2019) avec des données préliminaires qui établissent à 31 jours le temps de détention préventive pour les résidents du Nunavik, alors qu’il n’est que de 24 jours ailleurs sur le territoire québécois.
Rappelons qu’au Québec le Code criminel tout comme les chartes canadienne et québécoise exigent qu’un accusé conserve sa liberté dans l’attente de son procès. Sa détention préventive, si cette liberté lui est refusée, doit être accompagnée d’une enquête sur cautionnement ou sur remise en liberté qui, à moins que le prévenu y renonce, doit être tenue dans un délai de trois jours. Cette mesure vise à protéger ses droits et éviter une détention indue dans l’attente d’un procès.
Or, pour la communauté inuite, ce respect du droit est encore plus difficile à appliquer qu’ailleurs dans la province, en raison des distances, des conditions climatiques et surtout de la mécanique des comparutions qui fait passer les prévenus de Kuujjuaq à Amos en passant obligatoirement par Montréal en avion, puis en autobus vers l’Abitibi avec escale par Saint-Jérôme. « Ce transport peut prendre de 5 à 10 jours et place le prévenu dans des conditions déplorables », dit M. Larose, qui fait référence à la fatigue inhérente à un tel voyage, mais aussi à des services alimentaires et sanitaires inadéquats durant ce déplacement. « C’est totalement inacceptable. »
Un lien aérien direct par avion nolisé de Kuujjuaq à Amos permettrait une comparution devant un juge « en 24 heures », fait-il remarquer. Ce pont aérien est réclamé depuis plusieurs années par le Nunavik, mais Québec n’y a toujours pas répondu favorablement. La comparution par vidéoconférence pourrait également être mise à contribution pour réduire ce temps de détention préventif, dit le policier. « Les statistiques nous démontrent que 50 % des détenus sont libérés sous condition après leur comparution. Cela réduirait par ailleurs de moitié les besoins en transport vers Amos. » Cette solution se bute entre autres à des enjeux d’infrastructures numériques nécessaires pour ces comparutions virtuelles.
La construction d’un centre de détention au Nunavik, promise par Québec en 2002, pourrait également alléger ce temps de détention. L’établissement devait ouvrir ses portes au 31 décembre 2005. Treize ans plus tard, les fondations n’ont toujours pas été coulées.
Pour l’avocat Jean-François Arteau, qui travaille depuis plus de 25 ans avec la communauté inuite, cette discrimination a des raisons géographiques et organisationnelles, mais elle illustre également une autre distance, celle qui existe depuis toujours entre le système de justice et les Inuits. « La Convention de la Baie-James prévoyait déjà en 1975 un grand nombre de dispositions pour que ce système soit mieux adapté à la réalité des Inuits, dit-il. Le gouvernement du Québec n’a pas vraiment mis en oeuvre ces recommandations. »
« Nous sommes devant un problème qui se confirme et des solutions qui tardent à arriver », commente Louis-Nicholas Coupal, avocat qui, au début de l’été, a déposé une demande d’autorisation d’un recours collectif pour les prévenus du Nunavik exposés à ces temps démesurés de détention. « L’éloignement ne peut pas être un motif de discrimination, nous dit la Charte. » La requête estime que les Inuits sont privés ainsi de leur droit et de leur liberté et réclame un dédommagement de 50 000 $ par personne soumise à ce traitement, plus 2500 $ par jour de « détention illégale ».
Il n’a pas été possible lundi de parler à un représentant du ministère de la Justice sur les mesures mises en place par Québec pour enrayer cette disparité régionale en matière de détention préventive.