Le changement d’heure comme une fatalité

Historiquement, la mesure visait à réduire la consommation d’électricité, dans la foulée du choc pétrolier de 1973, et ce, en syntonisant l’activité humaine sur la luminosité naturelle.
Photo: Jean-Sebastien Evrard Agence France-Presse Historiquement, la mesure visait à réduire la consommation d’électricité, dans la foulée du choc pétrolier de 1973, et ce, en syntonisant l’activité humaine sur la luminosité naturelle.

La décision a pris tout le monde par surprise. Le 26 octobre dernier, moins de 48 heures avant le passage à l’heure d’hiver — il se fait deux semaines plus tôt sur les continents européen et africain —, le gouvernement du Maroc a adopté un décret afin de ne pas reculer les horloges d’une heure, comme prévu, et de rester pour toujours à l’heure d’été.

But de l’opération ? Mettre fin au supplice du décalage horaire saisonnier et à « ses répercussions », ont indiqué les responsables de cette réforme soudaine, cités par Maghreb Agence Presse (MAP). Le Maroc, après 10 années de changement d’heure, vient ainsi par ce geste de gagner une heure de lumière naturelle par jour et assure qu’il va même « faire des économies d’énergie ». Il allonge aussi la liste des pays qui désormais ne veulent plus composer avec les changements d’heure en mars et en octobre. Le Québec, où les horloges vont devoir reculer d’une heure cette fin de semaine, n’en fait pas partie.

« Du point de vue de la santé, il n’y a aucun avantage à faire un changement d’heure au printemps et à l’automne », laisse tomber à l’autre bout du fil le psychologue Roger Godbout, spécialiste de la santé mentale et du sommeil. Le scientifique, qui travaille au Département de psychiatrie de l’Université de Montréal, évoque entre autres l’augmentation des accidents de voiture ou des accidents cardiovasculaires lors du retour à l’heure d’été. Il parle des troubles du sommeil et d’adaptation à la nouvelle organisation du temps, qui touchent particulièrement les enfants, les personnes vivant en institutions, tout comme les personnes plus sensibles à la lumière que d’autres. Et, selon lui, pour toutes ces raisons, « il serait désormais temps de rouvrir le débat sur l’abolition du changement d’heure ».

En Europe, cette fixation, une bonne fois pour toutes, de la marche des horloges est, depuis quelques semaines, en cours, après que la Commission européenne a annoncé le 12 septembre dernier que cette pratique devait « être abolie ». Historiquement, la mesure visait à réduire la consommation d’électricité, dans la foulée du choc pétrolier de 1973, et ce, en syntonisant l’activité humaine sur la luminosité naturelle. Or, désormais, l’argument des économies d’énergie n’arrive plus à être soutenu par des études scientifiques. Les opposants à ce va-et-vient des aiguilles disent même que ces économies sont « marginales », ce que confirme d’ailleurs ici Hydro-Québec.

« À l’époque où l’éclairage était la principale source de consommation d’énergie, le changement d’heure pouvait avoir un effet, explique Louis-Olivier Batty, porte-parole de la société d’État. Aujourd’hui, l’éclairage représente 5 % de l’électricité utilisée et le chauffage [des espaces et de l’eau], 75 %. Modifier l’heure ou pas ne change désormais plus rien », sous l’angle énergétique du moins.

Cela explique sans doute ceci : à 84 %, c’est massivement que les Européens se sont prononcés pour l’abolition du changement d’heure à compter du 1er avril 2019, et ce, dans un sondage piloté l’été dernier par la Commission européenne. Seuls les Grecs et les Chypriotes se sont prononcés contre. Détail : les gens ont une préférence pour se stabiliser dans l’heure d’été (56 %) plutôt que dans celle d’hiver (36 %).

Pour concrétiser la chose, le Parlement européen doit toutefois adopter dans les prochaines semaines la proposition de la Commission, et chaque État de l’Union doit faire part de son choix, de rester dans l’heure d’été ou dans l’heure d’hiver, avant le 27 avril prochain. Une procédure regardée de loin, mais surtout avec envie, par l’auteure et sociologue Valérie Harvey.

En 2013, elle a en effet lancé une pétition au Québec réclamant la fin des changements d’heure. Plus de 8000 personnes l’ont signée. C’était près de six ans après que l’Assemblée nationale eut adopté sa nouvelle Loi sur le temps légal, qui plaçait le changement d’heure au deuxième dimanche de mars et au premier dimanche de novembre, au diapason de celui effectué dans les États américains de la côte est. Pour ne pas nuire au commerce et aux échanges économiques.

« L’argument économique est le seul qui justifie le maintien d’un changement d’heure », dit Mme Harvey, jointe par Le Devoir au Japon, un pays où l’heure est stable — elle y étudie la langue. « Mais, ce faisant, on fait abstraction de son effet sur le sommeil, sur l’augmentation de la fatigue, du stress, sur la prise de médicaments des grands malades, sur l’humeur des enfants et sur les conséquences que cela a pour les parents », ajoute-t-elle, en appelant, elle aussi, à mettre fin à ce yo-yo temporel, pour le bien de tous.

Au cabinet du ministre de la Justice, qui est le gardien de ce changement de temps, on confirme au Devoir qu’aucune démarche n’est en cours pour faire entrer le Québec dans une heure, d’été ou d’hiver, de manière définitive. « Ma pétition a été déposée au Parlement et après ça, plus rien. Je n’en ai plus eu de nouvelles. On ne m’a même pas invitée à assister à ce dépôt », dit Valérie Harvey, qui reconnaît que, dans les dossiers importants à régler aujourd’hui, celui du changement d’heure est loin d’être prioritaire. Une perception confirmée par le refus du Collège des médecins, de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec et du Conseil québécois des services éducatifs à la petite enfance d’apporter leur point de vue sur une éventuelle abolition du changement d’heure dans le cadre de ce reportage. Ils avaient pourtant tous trois été consultés par Québec lors de la mise à jour de la Loi sur le temps légal, en 2006.

Le changement fait grogner temporairement certains, mais il ne déchaîne pas les passions, concède Roger Godbout. Il croit toutefois que la question du sommeil gagnerait à être prise un peu plus au sérieux dans nos sociétés, qui sous-estiment les conséquences du sommeil carencé ou malmené sur la santé, sur les accidents ou encore sur les rapports sociaux, selon lui. « On est habitués de se faire bousculer le sommeil, dit-il. Là, c’est une occasion de plus », acceptée avec la même fatalité.

« On ne sait pas que notre rapport au changement d’heure pourrait être différent et que d’autres pays ne changent plus l’heure depuis longtemps, ajoute Mme Harvey. Alors, on accepte le problème, comme on accepte de marcher parfois avec un petit caillou dans la chaussure, en faisant des mouvements de pied pour en diminuer la douleur. Et ce, jusqu’au moment où l’on doit s’arrêter pour autre chose et où on en profite alors pour enlever le petit caillou. » Un arrêt qui pour le moment n’est pas à l’horaire et dont l’éventualité va devoir être reculée d’une heure cette nuit.

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