Feu vert au cannabis, mais pas à son image

Cachez ce cannabis qu’on pourra fumer, mais qu’on ne saurait voir ? Après la légalisation du cannabis, l’image de la feuille de chanvre pourrait devenir plus que jamais absente de l’environnement visuel commercial, car elle devra disparaître des produits et objets qui se retrouvent sur les tablettes des magasins.
Bien que sa consommation soit bientôt « légalisée », la reproduction visuelle de la feuille échancrée, ou tout symbole s’y rapportant, deviendra interdite mercredi en vertu de la nouvelle loi québécoise. Une contradiction que fustigent ces jours-ci plusieurs commerçants et distributeurs, dénonçant le paradoxe créé par les nouvelles dispositions de la loi encadrant la promotion, la publicité et l’emballage du cannabis.
« C’est quand même fou, certaines dispositions pourraient rendre illégale la vente de produits sur le marché depuis 25 ans. En théorie, il sera désormais possible de vendre des t-shirts avec des slogans racistes ou des symboles nazis, mais pas ceux avec une feuille ou un symbole associé au pot ? », s’insurge Alexandre Turmel, propriétaire de la boutique Utopia et distributeur d’objets reliés à la culture et à la consommation du cannabis.
Même s’il juge que ces nouveaux interdits n’auront pas un impact financier majeur sur ces affaires, ce commerçant en a contre l’aspect nébuleux de la nouvelle loi québécoise.
Le site mis en place par le gouvernement du Québec pour informer la population du cadre légal entourant la légalisation du cannabis édicte clairement que toute forme de publicité directe ou indirecte de cette plante serait interdite, notamment par l’utilisation « sur un objet qui n’est pas du cannabis, d’un nom, d’un logo, d’un signe distinctif, d’un dessin, d’une image ou d’un slogan qui n’est pas directement associé au cannabis […] mais qui pourrait induire un lien indirect ».
Ces dernières semaines, plusieurs commerçants ont déjà commencé à liquider leurs stocks de vêtements et de produits, notamment des pipes à eau ou des bongs, arborant des images associées à la consommation de cannabis, de peur de récolter des amendes élevées, allant de 5000 à 500 000 $.
La quinzaine de succursales de la compagnie Prohibition, spécialisée en articles pour fumeurs, a précipité la vente au rabais à 40 % de tous ses produits pouvant être potentiellement proscrits par la nouvelle loi. Demain, tout ce qui reste sera remisé dans des boîtes. « Ça représente environ 25 % de nos stocks, donc c’est beaucoup. Et il reste beaucoup d’inconnues », explique Chris Menillo, dont l’entreprise fait 10 millions de dollars de chiffre d’affaires par année.
« En raison de l’ambiguïté qui plane, beaucoup d’articles ne pourront plus être vendus. Qu’est-ce qu’un symbole du pot ? J’ai des cendriers qui portent de toutes petites feuilles, ou le chiffre 420 [associé à la contre-culture du cannabis] ; vais-je garder ces choses en magasin et risquer une amende ? », demande-t-il.
L’entreprise, qui travaille déjà avec ses avocats, cherche à rallier divers commerçants pour pouvoir contester en cour la validité des articles de la loi qui restent obscurs et restreignent indûment, selon lui, la liberté de commerce.
Trop stricte
Le propriétaire d’Utopia, Alexandre Turmel, se dit aussi soufflé de l’ampleur des contraintes imposées aux commerçants. « On comprend le but recherché par la loi, qui est d’empêcher de publiciser ou de promouvoir la consommation de cannabis, surtout chez les jeunes, mais est-ce qu’on y parvient en interdisant la présence d’un vague symbole, d’un dessin ? »
Chandails, porte-clés, drapeaux, cendriers : tout ce qui affiche une feuille de cannabis ou fait référence à la « culture du pot » devra avoir disparu du magasin mercredi. Même des céréales au chanvre dont l’emballage affiche une petite feuille de cannabis.
« Honnêtement, nous ne vendons pas beaucoup de ce genre de produits, dit le commerçant, en activité depuis 25 ans. Nous visons les consommateurs de longue date, peu intéressés par des choses comme un bong ou tout autre article avec une feuille dessus. Nous tenons des pipes à eau de luxe, à 700 ou 800 $ pièce, parfois faites par des artisans. »
Selon ce dernier, le ministère de la Santé, chargé de l’application de la loi, n’a toujours pas offert de réponses claires, et surtout pas écrites, à ses nombreuses questions concernant la nouvelle loi.
« On est déjà régis par la loi sur le tabac, qui prévoit que certains articles doivent être cachés par des rideaux et gardés hors de portée des mineurs. Nous respectons cela à la lettre. Mais là, ça devient extrême », dit-il.
Selon ce dernier, la loi prévoit que les commerçants ne pourront pas non plus « solder » les articles liés à la consommation ou à la culture du cannabis. Une autre aberration, croit-il, instaurée par la loi québécoise. « Ça va nous toucher beaucoup, ça nuit à la capacité d’une entreprise de pouvoir liquider sa marchandise. On vit avec la loi fédérale, mais celle du Québec va trop loin », ajoute M. Turmel, qui étudie avec ses avocats la possibilité d’entreprendre des démarches judiciaires.
En plus des produits décrits plus haut, un flou plane autour d’autres produits pouvant être frappés d'interdit, à savoir les livres ou documents audiovisuels comportant des images du cannabis ou d’autres symboles susceptibles d’en faire la promotion de manière directe ou indirecte. Selon les précisions obtenues lundi du ministère de la Santé, l’article prohibant l’usage de ces images pourrait effectivement s’appliquer à des livres ou à des disques, « s’il est possible de prouver l’intention promotionnelle ».
Ainsi, un livre contenant un placement de produit d’un producteur ou d’un distributeur pourrait être interdit. Dans chaque cas, il reviendra aux inspecteurs du ministère de juger si la vente de livres, de disques, ou d’autres supports, doit tomber sous le coup de la loi.
« Ces dispositions relatives à la promotion et à la publicité visent notamment à limiter la banalisation du cannabis et la normalisation de son usage et ces dispositions sont semblables à celles qui s’appliquent au tabac », a indiqué Noémie Vanheuverzwijn, responsable des relations de presse au ministère de la Santé.