

Le mouvement a eu un impact réel sur le nombre de plaintes et sur les perceptions collectives.
Libérer la parole, mettre des visages sur les agressions sexuelles : #MoiAussi a permis un éveil collectif. La tolérance s’amenuise, l’impunité est ébranlée et les femmes redéfinissent elles-mêmes les limites. Radiographie d’un mouvement aux résonances sans précédent au Québec.
Alice Risi a subi du harcèlement sexuel pendant des années sur les réseaux sociaux de la part d’un jeune homme de son entourage. Elle avait 18 ans lorsqu’elle l’a dénoncé, mais il lui aura fallu encore quelques années — et une autre agression — pour commencer à en parler ouvertement.
Au sein de son association étudiante, elle a aidé d’autres victimes, mais n’a jamais pris le temps de s’occuper d’elle. Puis, un matin d’octobre l’an dernier, elle a ouvert son compte Facebook et a été happée par une déferlante de dénonciations portant toutes le mot-clic #MoiAussi.
« En tant que survivante, ça a été vraiment difficile. Je voyais des témoignages que j’avais déjà entendus, d’autres dont je me doutais. Mais il y en avait encore plus. Beaucoup plus que je ne pouvais l’imaginer. C’est surtout ça que j’ai trouvé violent. »
L’étudiante réalisait soudainement que c’était « normal » de se sentir blessée. Le réconfort du nombre lui a donné le courage d’aller chercher de l’aide. « Avec le #MoiAussi, je me suis dit : OK, j’ai pris soin de beaucoup de femmes, là je prends soin de moi. »
Elles sont nombreuses, les femmes comme Alice, à avoir cherché de l’aide dans la foulée du mouvement. Dans les centres d’aide et de lutte contre les agressions sexuelles (CALACS), le nombre de demandes d’aide a triplé en octobre 2017. L’an passé, on a observé une augmentation de 25 %.
Du jamais vu depuis la sortie publique de Nathalie Simard en 2004, explique Stéphanie Tremblay, porte-parole du Regroupement québécois des CALACS.
« Depuis 2014, il y a eu une série de mouvements et d’événements qui ont montré la voie à #MoiAussi. Ils ont tous eu un impact sur les demandes d’aide, mais jamais comme le mouvement #MoiAussi. »
Pour l’essayiste féministe Pascale Navarro, le mouvement #MoiAussi a permis de redéfinir la limite des choses acceptables pour les femmes elles-mêmes.
« On a pris conscience qu’il y a beaucoup de choses qu’on acceptait et qu’aujourd’hui, on se sent dans notre bon droit de dénoncer. Tout ça a trait au consentement, sur lequel on a fait une énorme pédagogie dans la dernière année. Si le mouvement #MoiAussi prend autant de place aujourd’hui, c’est parce qu’on est moins tolérantes. La frontière de ce qui est acceptable est en train de bouger. »
On a pris conscience qu’il y a beaucoup de choses qu’on acceptait et qu’aujourd’hui, on se sent dans notre bon droit de dénoncer
Dans la population, chez les hommes en particulier, la notion de « culture du viol », dont les féministes parlent depuis longtemps, a soudainement un écho, constate pour sa part Mélanie Lemay, cofondatrice du mouvement Québec contre les violences sexuelles.
Parce que le mouvement a fait exploser le nombre de dévoilements sur les réseaux sociaux, beaucoup de gens ont découvert des victimes d’agression sexuelle parmi leurs connaissances. « Pour les gens qui étaient sceptiques de cette culture du viol, de voir que leur cousine, leur amie, leur collègue ou le gars avec qui ils jouent au hockey a été victime de violence sexuelle, ça ouvre certaines consciences. »
On reconnaît mieux désormais les violences sexuelles et leurs impacts sur les victimes. Mais il y a encore toute une facette de la réalité — celle des agresseurs — qui est occultée, ajoute la militante.
« Un des problèmes, c’est que tout le monde connaît maintenant une victime, mais personne ne connaît un agresseur. Ça n’a pas de sens ! »
« La polarisation dans l’espace public sur ce qu’est un agresseur sexuel fait qu’on n’est même pas capable de se reconnaître soi-même comme ayant peut-être déjà commis des gestes de violence sexuelle. On ne peut remarquer que notre ami, notre conjoint, notre frère ou notre soeur peut être une personne qui peut commettre des gestes de violence sexuelle. Tant qu’on stigmatise les agresseurs et qu’on les cantonne à cette image caricaturale du “vrai agresseur”, ça fait de l’ombre sur l’ensemble de ceux qui commettent des gestes de violence sexuelle. »
Oui, on banalise encore. On excuse encore. Mais le changement est amorcé, notamment avec cette idée, qui commence à faire son chemin dans la population, que les témoins ont eu aussi un rôle à jouer pour prévenir et dénoncer les agressions sexuelles.
« Pour la première fois, l’impunité de l’agresseur est un peu ébranlée, ajoute Stéphanie Tremblay, du RQCALACS. J’ose croire que les mononcles se tiennent un peu plus tranquilles et commencent à avoir un peu plus peur qu’avant d’être dénoncés. »
Même si de récentes décisions des tribunaux laissent penser que les agresseurs peuvent encore s’en sortir indemnes — on n’a qu’à penser à l’animateur Jian Ghomeshi, acquitté, ou aux policiers dénoncés par des femmes autochtones de Val-d’Or qui n’ont jamais fait l’objet d’accusations —, les femmes osent aujourd’hui se nommer et dénoncer publiquement. Et ce, avant même que des démarches judiciaires ne soient entamées.
« Avant, les dénonciations étaient extrêmement confidentielles, chacune était seule avec son secret. Aujourd’hui, je pense que ça a secoué la certitude que les agresseurs s’en tireraient toujours, affirme Pascale Navarro. Mais je ne suis pas prête à dire que l’impunité est tombée, le cadre des pouvoirs fournit des impunités et le système se protège. »
Dans la foulée de #MoiAussi, c’est la multiplication des témoignages de victimes qui a fait tomber des hommes puissants. Assiste-t-on à une nouvelle forme de dénonciation collective ? Faut-il désormais dénoncer en groupe pour être crue ou, à tout le moins, prise au sérieux ?
Sandrine Ricci, sociologue et coordonnatrice du Réseau québécois en études féministes, parle d’une « logique de solidarisation » des victimes pour contrer les failles du système juridique. « Devant les tribunaux, c’est généralement la parole d’une femme contre celle d’un homme. C’est donc un calcul logique des femmes de se dire : si on est plusieurs à dire la même chose, peut-être qu’on va enfin commencer à nous croire. »
Et pourtant. Elles sont encore nombreuses à garder le silence. Car la dénonciation n’est pas la solution pour tout le monde et il faut faire attention de ne pas mettre de pression sur celles qui ne sont pas prêtes à parler, met en garde Stéphanie Tremblay.
« Certaines victimes ont senti une pression parce que tellement de survivantes dévoilent leur agression et que cette parole-là est valorisée. On dit des femmes qui dénoncent qu’elles sont courageuses. C’est vrai qu’elles le sont. Mais celles qui ne dénoncent pas ne le sont pas moins. Et malheureusement, il y a des survivantes qui se sentent moins courageuses que les autres parce qu’elles ne participent pas au mouvement #MoiAussi. »
Révision des dossiers d’agression sexuelle jugés non fondés par la Sécurité du Québec.
Fonds accrus aux centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS).
Formation des députés de l’Assemblée nationale, membres des cabinets et des bureaux de circonscription sur le harcèlement et les violences sexuelles.
Cours d’éducation à la sexualité réintroduits dans les écoles primaires et secondaires.
Malgré tout, certains experts estiment que la réponse institutionnelle est encore insuffisante.
Le mouvement a eu un impact réel sur le nombre de plaintes et sur les perceptions collectives.
Porté par des stars blanches, le mouvement de dénonciation a échoué à rejoindre certaines femmes marginalisées.
Chronique Depuis #MeToo, nous repensons l’articulation des discours public et judiciaire.
Trois victimes d'agression témoignent.
Les procédures entreprises par des femmes n’ont toujours pas mené à des accusations formelles.
Un an après #MoiAussi, plusieurs se questionnent sur les délais de traitement des plaintes.