Algorithmes, le profilage électoral

Adieu projet de société, bonjour clientélisme ? L’usage massif de données et d’algorithmes change radicalement la façon de faire la politique, et peut-être pas pour le mieux. Entrevue.
En cette fin de campagne plane une vague impression de promesses faites sur mesure, de clientélisme poussé à l’extrême. L’absence « de projet politique concret » a laissé un arrière-goût à bien des électeurs, désabusés par les solutions à la carte lancées de-ci de-là par les partis.
Or, selon Antoinette Rouvroy, chercheuse au Centre de recherche Information, Droit et Société du Namur Digital Institute, de passage pour donner une série de conférences au Québec, il faudra se faire à cette nouvelle ère où les campagnes électorales prendront l’allure de menus de buffet canadien-chinois-italien, sans grands projets communs.
C’est que la chercheuse estime que l’usage croissant des algorithmes et des données de masse par les partis politiques transforment aujourd’hui les campagnes électorales en florilège de messages ciblés, décochés à autant de clientèles. « Le besoin pour les candidats de connaître des électeurs et leurs besoins n’est pas nouveau. Mais le recours aux algorithmes qui analysent des quantités massives de données fait qu’au lieu de s’adresser au plus grand nombre et de lancer des propositions, on essaie plutôt de capter des préférences à partir de données personnelles, ça transforme complètement la façon de faire la politique », croit-elle.
Peu de candidats sont prêts à se passer de cette nouvelle manne qui les « branche » sur le pouls et les aspirations de l’électeur. Avant, on gouvernait par sondage, maintenant, affirme la chercheuse, on procède par « minage de données » pour faire du profilage électoral. « Cela permet d’anticiper les discours qui auront le plus d’impact. »
Profilage électoral
Difficile de dire si les partis en lice au Québec s’abreuvent à cette nouvelle manne — comme ce fut le cas aux États-Unis, où le scandale Cambridge Analytica a révélé au grand jour l’usage sans leur consentement des données de 87 millions d’utilisateurs de Facebook —, mais, chose certaine, la « politique algorithmique » semble avoir le vent dans les voiles un peu partout dans le monde, affirme Mme Rouvroy.
En France, dit-elle, le parti d’Emmanuel Macron, la République en marche (REM), s’est servi des données récoltées par 5000 « marcheurs » dépêchés par le parti avec des tablettes numériques auprès de milliers d’électeurs, pour recueillir leurs doléances et souhaits. Des données qui ont ensuite été traitées par une entreprise de big data mandatée pour dresser un « état de la France ».
Il faut ramener les projets politiques sur la scène publique et transcender la simple gestion des faits du présent. La politique, ce n’est pas de l’optimisation, c’est repenser les choses et débattre du commun.
« En fait, on a simplement compilé l’expression de milliers de besoins hyperindividuels. Ça ouvre la porte à des gestes politiques orientés vers des besoins hyperlocaux, voire domestiques, estime Antoinette Rouvroy. Cette transcription n’est pas neutre, et elle impose ensuite un programme politique qui n’est en fait que la photo d’un état populationnel. »
Selon Samuel Cossette, doctorant en communication à l’École des médias de l’UQAM, il est clair que les algorithmes sont devenus un outil essentiel à la communication politique. « Dès qu’on utilise Facebook ou les réseaux sociaux pour visiter les sites Web des partis, dit-il, ces données sont traitées par des algorithmes qui créent des catégories d’électeurs. On se base sur cela pour façonner des messages. »
Cette nouvelle donne distord l’action des hommes et femmes politiques, qui se hâtent désormais de répondre aux besoins individualisés, pense Antoinette Rouvroy. Cela les dispense d’avancer de réels projets politiques.
L’usage massif de données pour faire du profilage dans les campagnes électorales a aussi pour effet de compartimenter les messages politiques dédiés à des clientèles ciblées, ajoute la chercheuse, sans qu’aucun message cohérent n’émerge pour le plus grand nombre. « En fait, la gouvernance algorithmique pousse les politiciens à réagir à des signaux individuels, qui traduisent l’état des choses, voire un état passé, plutôt que de se projeter dans l’avenir », déplore-t-elle.
Pas de démocratie sans débats
L’autre revers de la politique rompue aux algorithmes est la disparition du besoin des espaces de discussion publics. « Ces lieux de discussion deviennent désuets puisqu’on se base sur des profils d’électeurs pour jauger l’opinion. Or, dans une démocratie, les vrais espaces de discussion sont essentiels pour être exposés aux opinions des autres et participer aux débats, qui sont le propre de la politique », estime Mme Rouvroy.
Aux yeux de la chercheuse, à l’ère du big data, la politique se rapproche parfois davantage du marketing que de la chose politique, en axant son action et ses réactions sur les pulsions exprimées. « Ça ressemble à du marketing qui vise non pas à convaincre avec des arguments rationnels, mais à gagner l’adhésion le plus souvent avec des arguments émotionnels. »
D’ailleurs, elle rappelle que les messages les plus influents utilisés sur les réseaux sociaux lors de la campagne présidentielle menée par le clan de Donald Trump sont ceux qui ont fait appel à la peur de l’autre, à la crainte de voir des privilèges de la classe ouvrière blanche s’évaporer au profit des minorités. « L’argument de la peur a toujours été utilisé en campagne électorale, mais il est décuplé par Internet et sa structure de financement qui favorise les messages extrémistes et hautement émotifs. Plus un message frappe, plus il rapporte à ses concepteurs. »
Comment lutter contre ce glissement politique ? « Il faut revaloriser la discussion publique. Plusieurs lecteurs sont maintenant isolés derrière leurs écrans, sans être confrontés à d’autres opinions ou à d’autres messages que ceux recrachés à l’infini sur les réseaux sociaux. Nombre d’entre eux sont d’ailleurs partagés ou retweettés par milliers par de simples bots, qui sont des machines », note-t-elle.
Cette dérive n’est pas la faute aux algorithmes, souligne l’experte. Les politiques sont plutôt les victimes de leur propre paresse ou de leur propre incapacité à formuler des projets porteurs quand ils sous-traitent leur contenu à ces outils.
Antoinette Rouvroy estime que ce n’est pas un hasard si les enjeux environnementaux sont absents des présentes campagnes électorales. Un symptôme de l’incapacité des messages actuels à faire émerger des enjeux collectifs.
« Il faut ramener les projets politiques sur la scène publique et transcender la simple gestion des faits du présent. La politique, ce n’est pas de l’optimisation, c’est repenser les choses et débattre du commun. Il faut avoir un langage commun qui dépasse celui des chiffres et des signaux. Il faut retrouver la conscience que nous sommes des citoyens avant d’être des consommateurs ou des utilisateurs. »