La municipalité de Sainte-Marie autorise la destruction du Château Beauce

La résidence, construite en 1903, sera démolie pour faire place à un édifice de quatre étages destiné à héberger des personnes âgées.
Photo: Kathleen Simard La résidence, construite en 1903, sera démolie pour faire place à un édifice de quatre étages destiné à héberger des personnes âgées.

Pour faire place à un projet de résidences pour personnages âgées, la municipalité de Sainte-Marie en Beauce vient d’accorder à un promoteur local le droit de démolir, au coeur de son centre-ville, l’ancien Château Beauce, une imposante résidence centenaire dessinée par un des architectes québécois parmi les plus importants.

« C’est sûr que de voir ce bâtiment disparaître, ça fait de quoi à tout le monde », dit en entrevue au Devoir le maire Gaétan Vachon, qui est aussi préfet de la MRC de La Nouvelle-Beauce. « Ça a de l’histoire. Mais un moment donné, faut avancer. » Même s’il indique avoir reçu des manifestations d’inquiétude d’un peu partout en réaction à ce permis de démolition, le maire ne se démonte pas. « Je reçois plein d’appels en même temps de gens qui ne sont même pas d’ici ! J’ai même eu un appel de quelqu’un des États-Unis. Un moment donné, les gens qui ne sont pas d’ici, je ne vois pas en quoi ça les concerne. Je ne dis pas ça pour vous. »

Un avocat, Charles Breton-Demeule, et un urbaniste, Guillaume St-Jean, ont alerté la ministre de la Culture et des Communications pour qu’elle annule la décision du conseil municipal de Sainte-Marie.

« Comment une démolition pareille peut-elle être autorisée ? » se demande Philippe Gobeil, professeur d’histoire et de théâtre qui habite la municipalité. « Ça aurait pris une séance exceptionnelle du conseil. Les citoyens n’ont pas été informés. C’est passé en douce entre d’autres affaires. »

Breton-Demeule dénonce que la municipalité autorise cette destruction sur la base du seul intérêt économique du promoteur, selon des considérations tout à fait étrangères à la protection du patrimoine commun. La maison, observe encore ce spécialiste, présente pourtant un grand intérêt national. La ville de Sainte-Marie, sur son site Internet, consacre une longue description à cette demeure au chapitre des bâtiments patrimoniaux, tout en notant son excellent état. La demeure fait aussi partie du circuit patrimonial de la région.

La maison n’est pourtant pas banale. Dans un mémoire de l’Université Concordia signé par l’historienne de l’art Johanne Pérusse, on apprend que cette résidence d’inspiration néo-Tudor, rare en son genre hors des grands centres urbains, constitue une des premières, sinon la toute première réalisation de l’architecte Jean-Omer Marchand au Québec. Marchand est alors le seul architecte canadien diplômé de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Au Canada, on lui doit plusieurs constructions publiques importantes, dont la chapelle du Grand Séminaire de Montréal, la prison de Bordeaux, l’édifice de la Cour municipale de Montréal et l’imposante résidence du financier Rodolphe Forget, aujourd’hui le consulat de Russie. Très prisé, considéré comme l’un des architectes canadiens les plus novateurs du début du XXe siècle, il a même contribué à la conception de l’édifice central du parlement fédéral à Ottawa.

À l’intérieur, le corridor est coupé d’arcs en plâtre savamment travaillés. Très moderne dans son confort, la maison comporte quatre salles de bains complètes au premier étage, luxe exceptionnel pour une résidence québécoise du temps. Un splendide escalier de bois permet d’accéder au deuxième étage, baigné par la lumière filtrée par les verres colorés de vitraux de fenêtres à meneaux. Une tour ornée de mâchicoulis et crénelée, surmontée d’une tourelle, offre un belvédère. De ce style propre aux grandes demeures de la bourgeoisie anglophone, des notables canadiens-français firent un reflet de leur propre succès social.

Les résidences privées conçues par Marchand sont peu nombreuses, à plus forte raison hors des grandes villes. Les archives nationales conservent les dessins de la maison commandée par le notaire Théberge de Sainte-Marie de Beauce.

Pourquoi démolir un bâtiment pareil ? La Ville, par la voix de son maire, affirme manquer de logements pour ses personnes âgées. L’édifice centenaire, explique-t-il, sera remplacé par un édifice neuf de quatre étages, avec un stationnement souterrain. « Les gens du comité d’urbanisme ont trouvé la proposition intéressante. Et nous autres, à la Ville, on a dit que c’est un beau projet. On embarque ! Les couleurs du bâtiment seront adaptées au centre-ville, à l’église. Les gens s’énervent pour rien : ils n’ont pas vu le produit. »

Mais pourquoi ne pas plutôt reconvertir l’ancien bâtiment et s’assurer de le garder ? Sur le site Internet de la municipalité, le bâtiment est pourtant répertorié à l’inventaire des bâtiments patrimoniaux. « Oui, mais il n’est pas classé ! » insiste le maire. « Dans le projet qui nous a été présenté, on ne peut pas le garder. Je ne dis pas que ce n’est pas un beau bâtiment. […] Mais il n’y en a pas tant que ça, des terrains où on peut construire : 18 % des terrains de la municipalité sont en zone inondable. » Pourquoi là précisément ? « C’est pas moi le promoteur ! Je ne commencerai pas à pousser des entrepreneurs et des industriels. Je ne suis pas entrepreneur, mais je suis bricoleur. Faire du neuf avec du vieux, c’est pas facile. » Selon le maire, le coût du nouveau projet accepté par la Ville est d’environ 10 millions. Combien coûterait la reconversion de l’ancien bâtiment ? Selon le maire, entre 3 et 4 millions.

Des cartes postales d’époque témoignent de l’importance du lieu. La population parle du « Château Beauce ». En 1932, une partie de la résidence est cédée aux Soeurs de l’Immaculée-Conception. Une annexe sera construite. D’autres religieuses l’occuperont par la suite. Le bâtiment principal a été très bien conservé, ce que note d’ailleurs la Ville dans son évaluation patrimoniale avec la côte « excellent ».

Rares sont les résidences dont l’intérieur d’époque apparaît aussi bien préservé, souligne Breton-Demeule : foyers en marbre, moulures de plâtre complexes, boiseries, riches vitraux, escalier en bois sculpté… La valeur de cette maison tient aussi à son emplacement. « Elle est située au centre du noyau villageois de Sainte-Marie, au coeur d’un ensemble institutionnel composé de l’hôtel de ville, de l’ancienne caserne de pompiers, de l’école primaire, de la bibliothèque, du presbytère, près de l’église paroissiale, elle-même classée comme immeuble patrimonial en 2001. »

« Le patrimoine n’est pas un enjeu municipal, mais national », insiste Breton-Demeule. « Le patrimoine est une des réformes manquées de la Révolution tranquille. On le voit dans une histoire pareille. Le patrimoine est pourtant une matérialisation de ce qu’on est. Quand on le détruit, c’est aussi ce que nous sommes qui s’en va. »

Joint par Le Devoir, le bureau de la ministre de la Culture indique avoir signé un avis pour que les travaux sur l’immeuble soient interrompus pendant 30 jours, le temps qu’une « analyse de la valeur patrimoniale » soit menée.

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