Vers une plaque tournante de l’IA à Montréal

Yoshua Bengio Collaboration spéciale
«On est encore loin du rêve d’une “Silicon Valley de l’IA” à Montréal, mais les progrès des deux dernières années dans cette direction sont extraordinaires et au-delà de ce que nous pouvions imaginer.»
Photo: Nicolas McComber

«On est encore loin du rêve d’une “Silicon Valley de l’IA” à Montréal, mais les progrès des deux dernières années dans cette direction sont extraordinaires et au-delà de ce que nous pouvions imaginer.»

Ce texte fait partie du cahier spécial Le Québec, plaque tournante mondiale

Les progrès scientifiques et technologiques de la recherche en intelligence artificielle (IA) ont déclenché au cours des dernières années des investissements remarquables à l’échelle de la planète, en particulier de la part des grandes entreprises de technologie, mais aussi de la part de plusieurs gouvernements. Ces investissements se chiffrent déjà en milliards de dollars pour chacun des pays concernés, et des études économiques prévoient que le secteur de l’IA et de l’automatisation représentera 14 % du produit intérieur brut d’ici 2030, soit environ 20 000 milliards de dollars.

Cette croissance ouvrira la porte sur de nombreuses nouvelles possibilités et apportera une grande richesse aux pays qui la produiront. Mais elle nécessitera aussi d’importants débats et des choix judicieux, car elle ne sera probablement pas distribuée de façon égale entre les pays, les organisations et les gens — et elle perturbera de façon importante le marché de l’emploi.

Il sera donc important d’adapter notre filet social et notre système d’éducation pour minimiser les répercussions négatives qui pourraient résulter de cette automatisation accélérée, en proposant, par exemple, un revenu minimum garanti et une offre de formation adaptée. Pour nous financer, il nous faudra nécessairement prélever des impôts aux entreprises et aux individus qui bénéficieront grandement de ces nouvelles richesses et qui généreront des profits ici, au Québec et au Canada. Il est donc primordial que nous évitions de devenir uniquement des « consommateurs d’IA » et que nous encouragions au contraire la « production d’IA » par des entreprises ayant leur siège social dans notre pays.

Si nous parlons autant d’IA aujourd’hui à Montréal, c’est que nous avons été au cœur du développement scientifique moderne de l’IA, notamment grâce à d’importantes découvertes dans ce qu’on appelle l’apprentissage profond. Mes collègues et amis Geoffrey Hinton, à Toronto, Yann LeCun, à New York, et moi-même, à Montréal, sommes considérés comme les pionniers de l’apprentissage profond. Nous avons eu le privilège de bénéficier de subventions de recherche fondamentale de l’Institut canadien de recherches avancées dès 2004 et, plus récemment, les gouvernements du Canada et des provinces ont investi des centaines de millions de dollars dans la recherche et le transfert technologique en IA. Le tournant aura certainement été la subvention Apogée de 95 millions de dollars et la création en 2016 par l’Université de Montréal d’IVADO (qui fédère les chercheurs en science des données du campus, ce qui inclut par exemple l’IA et la recherche opérationnelle), suivie de près par la mise sur pied des trois Instituts canadiens d’intelligence artificielle (125 millions du gouvernement fédéral pour des chaires de recherche, 100 millions du gouvernement québécois et 50 millions en Ontario) et la super-grappe industrielle Scale. AI (plusieurs centaines de millions du fédéral principalement pour des entreprises québécoises). Le Canada a été par ailleurs le premier pays à se doter d’une stratégie pour l’IA, et la collaboration entre ses différents centres d’excellence est d’autant plus importante que nous sommes, à l’échelle mondiale, relativement petits… Il nous faut donc penser et faire différemment !

À Montréal, nous avons créé Mila, un institut de recherche sur l’apprentissage automatique et l’IA. Sa mission va au-delà de la recherche fondamentale et de la formation aux études supérieures. Elle inclut aussi le transfert technologique aux entreprises et les applications visant le bien social, en santé par exemple. Mila est depuis plusieurs années le plus grand centre mondial de recherche universitaire en apprentissage profond et il est reconnu à l’échelle internationale. Avec son grand nombre d’étudiants aux cycles supérieurs ayant une expertise rare en apprentissage profond, Mila est devenu au cours des dernières années un pôle gravitationnel important, qui a permis d’attirer à Montréal de grandes entreprises de technologie et leurs laboratoires de recherche : les américaines Google, Microsoft et Facebook, la coréenne Samsung, la française Thales et la chinoise Huawei, pour ne nommer que les plus grosses. Ces investissements importants ont alimenté un mouvement qui a également attiré investisseurs et entrepreneurs, pour l’émergence d’un riche écosystème.

En 2016, j’ai cofondé avec Jean-François Gagné Element AI, une jeune pousse qui a obtenu 137 millions de dollars pour sa première série de financement en 2017, un record mondial pour une compagnie d’IA. Les médias parlent maintenant du prochain « narwhal » (compagnie technologique canadienne valant plus d’un milliard de dollars) pour sa prochaine série de financement. D’autres compagnies québécoises d’IA se distinguent et profitent elles aussi de l’unique écosystème qui se développe autour de Mila. Imagia, par exemple, qui commercialise dans le monde entier en partenariat avec Olympus un système de détection de cellules cancéreuses de l’intestin, ou encore Tootelo, qui a développé avec Mila un système pour réduire le temps d’attente dans les cliniques médicales. D’ici la fin de l’année, les chercheurs de Mila, les laboratoires de grands joueurs canadiens et mondiaux, les jeunes pousses québécoises en IA et de nombreux autres proches collaborateurs se retrouveront sous un même toit dans le Mile-Ex, nouveau quartier de l’intelligence artificielle de Montréal.

Pendant ce temps, d’autres centres d’excellence en recherche et en développement technologique en IA se développent à travers le monde, avec les investissements probablement les plus massifs en Chine et dans la Silicon Valley, mais aussi un plan impressionnant du gouvernement français. On est encore loin du rêve d’une « Silicon Valley de l’IA » à Montréal, mais les progrès des deux dernières années dans cette direction sont extraordinaires et au-delà de ce que nous pouvions imaginer.

De nombreux défis

 

Pour passer au prochain niveau, plusieurs défis doivent être relevés : 1 — investir de façon encore plus substantielle et moins prudente dans les jeunes pousses et les PME ; 2— attirer et garder les meilleurs talents ; 3— accélérer la formation d’un nombre important d’experts en IA capables d’accompagner nos entreprises dans ce virage.

Dans cette compétition internationale pour le talent et l’investissement, Montréal se distingue non seulement par sa concentration de chercheurs en apprentissage profond, mais aussi grâce à sa qualité de vie, à son caractère cosmopolite et accueillant pour les chercheurs étrangers, et à ses valeurs humanistes se traduisant par l’importance qu’on accorde ici aux impacts sociaux et éthiques de l’IA, donc à l’humain, et pas seulement à la technologie et au profit. Ces valeurs montréalaises sont à protéger, alors que nous entrons dans un monde en changement rapide : nous pouvons aller vers un monde meilleur pour tous, ou dystopique, selon nos choix.

Avec Valérie Pisano et Anne-Catherine Sabas

Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.

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