Tricentenaire de la Nouvelle-Orléans: à l’ombre des Antilles

Il y a 300 ans, le Montréalais Jean-Baptiste de Bienville fondait La Nouvelle-Orléans. Si Québec gardait l’entrée du Saint-Laurent, La Nouvelle-Orléans montait la garde à l’embouchure du Mississippi. Trois cents ans plus tard, la mémoire de cette grande ville française qui deviendra tour à tour un important lieu d’esclavage, le refuge des Acadiens et le lieu d’une florissante vie culturelle française et antillaise est toujours vivante. Nous sommes allé à sa rencontre à Paris, à Montréal, à Québec et à La Nouvelle-Orléans.
La grande colonne blanche se dresse au beau milieu du Tivoli Circle. Mais la gigantesque statue du général Lee qui dominait jusqu’à tout récemment l’autoroute surélevée à l’ouest du vieux Quartier français a disparu. Depuis le 17 mai 2017, après une longue bataille juridique, les boulons du chef des armées sudistes et ancien propriétaire d’esclaves ont été dévissés et la statue, envoyée au recyclage. Cent cinquante ans après la guerre de Sécession, la blessure est toujours vive dans cette ville qui fut l’un des plus grands marchés d’esclaves des États-Unis et où l’esclavage est apparu dès les premières années de sa fondation.
L’année même où Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville fondait La Nouvelle-Orléans, la frégate Aurore quittait Saint-Malo pour le port négrier de Ouidah, aujourd’hui au Bénin. Après une escale dans les Antilles, elle amenait de ce voyage plus de 250 esclaves à La Nouvelle-Orléans. Les fondateurs de la ville rêvaient surtout de commercer avec les Espagnols et de découvrir des mines d’argent plus à l’ouest, mais leurs rêves se sont vite effondrés, explique Cécile Vidal, de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. « Très rapidement, l’économie de la Louisiane va se transformer et se concentrer, comme dans les Carolines, sur les plantations de tabac, d’indigo et de sucre. Or, pour cela, il faut une main-d’oeuvre abondante. Très vite, La Nouvelle-Orléans va devenir une société esclavagiste tournée vers les Antilles. En 1730, la majorité de la population est déjà composée d’esclaves. »
Durant cette première période, environ 6000 esclaves arrivent dans la capitale. Ils se retrouvent généralement à Algier Point, sur la rive est du Mississippi où mène aujourd’hui un traversier très fréquenté par les touristes. Ce n’est pas un hasard si l’endroit deviendra au XIXe siècle un des hauts lieux du jazz. C’est en effet de là que vient le célèbre Tuxedo Brass Band dirigé par Papa Célestin, dans lequel joua Louis Armstrong. De là, les esclaves étaient vendus pour travailler dans les plantations le long du Mississippi, pour couper du bois ou fournir la ville en produits maraîchers. La Compagnie des Indes, qui succède à celles du Mississippi et d’Occident, détient aussi des comptoirs au Sénégal, où La Nouvelle-Orléans se fournit en esclaves avant de s’approvisionner à Saint-Domingue.
« Très tôt, La Nouvelle-Orléans va se tourner vers les Antilles et adopter son mode esclavagiste, dit Emily Clark, de l’Université Tulane à La Nouvelle-Orléans. Les esclaves sont partout dans la ville. Les Ursulines, venues en 1727 pour convertir les Indiens, comme à Québec, n’auront pas le choix. Elles vont devoir se consacrer plutôt à convertir, instruire et soigner les esclaves. » D’ailleurs, le système esclavagiste est tellement présent dans la vie de la capitale que les religieuses emploient elles-mêmes des esclaves. Signe de l’intégration de la ville dans le système esclavagiste des Antilles françaises, le Code noir édicté par Colbert pour réglementer le traitement des esclaves sera appliqué en Louisiane à partir de 1724. Plus le temps passe, plus La Nouvelle-Orléans tisse des liens étroits avec Saint-Domingue, une colonie alors beaucoup plus prospère que la Louisiane.
Rapidement, les Noirs vont peupler les églises de la ville, raconte Emily Clark. À quelques rues du couvent des Ursulines, qui est aujourd’hui le plus vieux bâtiment de la ville, les Capucins de la cathédrale Saint-Louis baptisent plus d’Africains que de Français et d’Indiens. « Avec plus d’une centaine d’églises catholiques, c’est en bonne partie grâce à la population noire que La Nouvelle-Orléans est demeurée une des régions les plus catholiques et les plus pratiquantes des États-Unis. » Sans cela, le Mardi gras ne serait probablement jamais devenu la grande fête de La Nouvelle-Orléans.
Très tôt, La Nouvelle-Orléans va se tourner vers les Antilles et adopter son mode esclavagiste
Les Noirs libres
Mais ce qui distingue peut-être le plus La Nouvelle-Orléans des autres villes des États-Unis, c’est que dès le début on y voit apparaître un petit groupe d’Africains libres. Ce sont des Noirs qui travaillent pour la Compagnie des Indes. Ils sont parfois venus du Sénégal, où la Compagnie a un comptoir. « Certains seront impliqués dans le trafic d’esclaves, dit Emily Clark. D’autres ont conquis leur liberté en défendant les Français contre les Natchez. » Ainsi les registres de la Compagnie des Indes attestent-ils l’arrivée en 1729 de Marie-Jeanne et de Marie Baude en tant que « négresses libres ».
Avec les années, ce groupe va prendre de l’importance. Sous l’administration espagnole, un esclave peut racheter sa liberté. On verra même se constituer une milice noire comme il en existait une pour les colons de l’époque. Fait caractéristique, cette milice fut dissoute en 1804 lors de l’achat de la Louisiane par le gouvernement américain. « Les Américains n’aimaient pas voir des Noirs portant des armes, dit Emily Clark. On raconte que, lorsque le gouverneur américain William C. C. Claiborne prit possession de la ville, il fut scandalisé de voir sur la place d’Armes des Noirs brandissant des fusils. » Il faudra attendre la guerre de Sécession pour voir renaître de telles milices.
Nombre de ces Noirs libres, souvent mulâtres, sont originaires des Antilles. En 1809, plus de 10 000 Haïtiens quittent Saint-Domingue pour La Nouvelle-Orléans. Parmi eux, on compte un tiers de Blancs, un tiers d’esclaves et un tiers de « gens de couleur » libres. Il n’est pas surprenant que, quelques années plus tard, on assiste à La Nouvelle-Orléans à la plus grande révolte d’esclaves dirigée par Charles Deslondes, un Haïtien « libre de couleur ». Avec l’interdiction progressive de la traite, de nombreux propriétaires du Nord vont transférer leurs esclaves vers le Sud. En 1861, la ville comptera plus de 10 000 gens de couleur libres.
« Ce sont pour la plupart ces Noirs libres qui parlaient français qui ont construit les maisons du Quartier français dans le style colonial des Antilles de l’époque, dit Howard Margot, de la Historic New Orleans Collection. Leur marque est partout. Ils ont été les vrais bâtisseurs de cette ville. Ils sont devenus charpentiers, commerçants, musiciens, écrivains. Ça explique beaucoup de choses dans l’histoire de la ville. »
Margot voit dans cette importante population une des causes de l’extraordinaire explosion culturelle qui marquera La Nouvelle-Orléans tout au long du XIXe siècle. Ainsi, Henriette Delille, fille d’un père français né en Aquitaine qui vit en concubinage avec une Créole libre, fonde-t-elle les Soeurs de la Présentation en 1836.
« Ce qui fait l’originalité de cette ville, dit Emily Clark, c’est que, lorsqu’au XIXe siècle les États-Unis se refermeront sur le continent, La Nouvelle-Orléans restera ouverte sur le monde hispanique, antillais et francophone. » Fallait-il déboulonner la statue du général Lee pour autant ? Chose certaine, à La Nouvelle-Orléans, il avait depuis longtemps perdu la bataille.
Aux origines du jazz
Les historiens ne s’entendent pas sur l’origine du mot « jazz ». Il pourrait venir du verbe français « jaser » ou des « jezebels », le surnom que l’on donnait aux femmes de mœurs légères à La Nouvelle-Orléans. D’autres évoquent le parfum de « jasmin » qu’elles portaient. Chose certaine, c’est dans la Big Easy que l’on trouve les origines du jazz.Dès ses débuts, l’histoire de la ville est intrinsèquement liée à celle de la musique : des opéras français que l’on joue dans les grandes salles aux chants africains que les esclaves entonnent le dimanche au square Congo et qui inspirent déjà un compositeur comme Louis Moreau Gottschalk. À ces ingrédients il faut ajouter les sons syncopés du ragtime, les prières chantées dans les églises baptistes et leur version profane, le blues issu des champs de coton. En tout cas, à La Nouvelle-Orléans, où se mélangent les influences françaises, acadiennes, africaines, antillaises et américaines, l’occasion est toujours bonne de chanter et de danser. Le cornettiste Charles « Buddy » Bolden y sera considéré comme l’un des précurseurs du jazz. Jelly Roll Morton et l’Original Dixieland Jass Band en revendiquent la paternité. Mais ils seront bientôt des dizaines à se produire à Storyville, le « Red Light » de ce qui deviendra vite la capitale mondiale du jazz.