Quand les bébés au parlement font débat

La ministre fédérale Karina Gould photographiée lors d’un point de presse avec son bébé dans les bras
Photo: Sean Kilpatrick Archives La Presse canadienne La ministre fédérale Karina Gould photographiée lors d’un point de presse avec son bébé dans les bras

Le 12 février, à la Chambre des communes. Le conservateur Steven Blaney se lève pour reprocher au gouvernement son manque d’intérêt envers le constructeur naval Davie. Mais il s’accroche dans ses mots. « Je m’excuse, c’est le bébé. Les libéraux font pleurer les bébés, ça me déconcentre. » De fait, dans l’enceinte autrement silencieuse, un nouveau-né s’époumonait. Il y a eu ce printemps jusqu’à six bébés au parlement d’Ottawa, transportés par leur mère députée. Si plusieurs célèbrent ce signe d’un changement de culture, d’autres s’interrogent sur le message que cela envoie aux travailleuses « ordinaires ».

La néodémocrate Christine Moore a donné naissance quelques semaines avant sa réélection de 2015, puis une seconde fois en avril 2017. Le couple d’élus bloquistes Marilène Gill et Xavier Barsalou-Duval lui a emboîté le pas en septembre dernier. En octobre, c’était la néodémocrate Niki Ashton qui accouchait de jumeaux. La ministre Karina Gould, quant à elle, a eu son petit Oliver en mars 2018.

Les quatre élues interrogées par Le Devoir ont justifié la présence de leur progéniture par le fait qu’elles allaitaient encore. Alors, pourquoi ne pas avoir pris un congé plus long ? Toutes invoquent le sens du devoir.

« Si j’avais voulu rester à la maison plus longtemps, j’aurais pu. Le premier ministre était vraiment ouvert, indique la ministre Gould. En tant que députée et ministre, je pensais que c’était important de revenir au travail. […] Nous sommes élus pour seulement quatre ans. »

Mme Gould est retournée au parlement dix semaines après son accouchement. Elle a fait parler d’elle en juin lorsqu’elle a été croquée par les caméras de la Chambre des communes allaitant son fils tandis que sa collègue de la Santé répondait à une question de l’opposition.

Niki Ashton évoque pour sa part le système électoral uninominal à un tour liant un élu à une région dont il doit relayer les préoccupations. « Même avec un congé de maternité, avec le système qu’on a, ce serait difficile de s’absenter », dit-elle. Les pays permettant aux élues d’être remplacées (Belgique, Suède, Norvège) ont recours à des listes électorales.

Christine Moore abonde dans le même sens. Elle occupe une « fonction » et non un travail qui commande sa présence, croit-elle. Elle est revenue au parlement trois semaines et demie après son second accouchement. Marilène Gill, revenue après deux semaines, partage l’avis de ses collègues. « Même s’il y avait eu un congé de maternité, je ne l’aurais pas pris. »

Toutes demandent que le vote électronique à distance soit autorisé pour les nouvelles mères. Mmes Moore, Ashton et Gould dénoncent aussi l’absence d’un congé de maternité pour les députées. Un élu a le droit de s’absenter vingt jours par année. Au-delà de cette limite, son salaire est amputé de 120 $ par jour de travaux parlementaires raté. Le Parlement siège en moyenne 123 jours par année. Une députée qui s’absenterait un an pour s’occuper de son nouveau-né subirait théoriquement, au plus, une perte de 12 240 $ (102 jours x 120 $), soit 7 % de son salaire annuel de 175 600 $. À titre de comparaison, le programme fédéral de congé parental rembourse 55 % du salaire d’une travailleuse.

À cela, Karina Gould rétorque qu’il ne s’agit pas tant d’argent que d’un message. « Il faut une politique positive plutôt qu’une pénalité négative. »

Mme Gill estime pour sa part que les élues font déjà partie d’une classe de privilégiées, ne serait-ce que parce qu’elles ont l’option d’amener leur enfant au travail. « Il faut faire attention de ne pas offrir des choses qui ne sont pas offertes aux autres mères », nuance-t-elle.

L’ancienne première ministre du Québec Pauline Marois, bien que convaincue des bonnes intentions de ces députées, s’interroge d’ailleurs sur le signal qu’elles envoient aux autres femmes dans des situations plus courantes. « J’imagine difficilement quelqu’un qui travaille chez La Baie ou Walmart en train d’allaiter. […] Ça a l’air audacieux et il faut souligner que ces femmes veulent faire une démonstration, alors je ne les critique pas. Mais je ne suis pas certaine que ce soit l’avenue à privilégier. »

Mme Marois a eu trois de ses quatre enfants pendant son premier mandat (1981-1985). Elle était revenue au travail (sans bébé) dix jours après l’accouchement. « Le message qu’on envoie aussi, c’est qu’il faut être superwoman [pour être mère et politicienne]. Et ça n’incite pas beaucoup de femmes en âge de procréer à s’engager en politique. Moi je crois que ça a un effet plus rébarbatif qu’accueillant. »

Le sentiment est partagé par la présidente du groupe Pour le droit des femmes du Québec (PDFQ), Diane Guilbault. Même si elle dit lever son chapeau à ces « pionnières » et trouver « assez sympa » l’allaitement au parlement, elle s’inquiète du « message public double » envoyé. « Ce message où les femmes qui ont de grosses jobs n’ont “pas besoin” du congé de maternité peut avoir des conséquences négatives aussi. […] J’ai peur que ça puisse servir de prétexte à certains employeurs » pour critiquer les travailleuses désireuses de se prévaloir de leur congé.

Mme Guilbault pense que les électeurs doivent changer leurs attentes. « Les gens veulent voir leurs élus le samedi aux hot-dogs et le dimanche à la pizza. Cette prise en considération de la vie de famille de l’élu n’est pas encore inscrite dans nos moeurs. »

Mme Gould admet que ses commettants ont été plus réceptifs que ce à quoi elle s’attendait. « Je me suis rendu compte que mes concitoyens étaient vraiment surpris que je retourne au travail aussi tôt ! »

Des pleurs de bébé…

Et puis, il y a la délicate question du bruit. Une personne ayant travaillé à proximité des bébés estime que leur présence est dérangeante. « Ça devient chaotique pour tout le monde », dit cette personne qui ne veut pas être nommée. « C’est un sujet super tabou. Si on est dérangé par le bébé, on ne peut pas lui demander de sortir de la pièce. C’est très délicat. Ce n’est pas que je n’aime pas ça, mais un bébé n’a pas sa place en milieu de travail. » Le Devoir a été témoin d’une réunion d’un comité parlementaire à laquelle assistaient une députée et son poupon en pleurs. La députée elle-même n’écoutait plus les témoignages livrés.

Mme Gill l’admet d’emblée : « On ne peut pas se faire croire qu’on est à 100 % là avec un bébé, c’est impossible. Même chose avec le dérangement. On ne peut pas dire que ça ne dérange pas du tout. Ce serait une vision bien romantique. »

Pauline Marois laisse entendre subtilement qu’avec leur salaire, les députées ont aussi les moyens de s’offrir de l’aide. La Chambre des communes offre depuis peu un service de nounou, au bureau ou à domicile, 24 heures sur 24, au coût de 17 $ l’heure.

À voir en vidéo