L’appropriation culturelle, entre deux miroirs

Les houleux débats entourant le spectacle SLĀV, élaboré autour de chants d’esclaves afro-américains par Betty Bonifassi et Robert Lepage, ont fait de l’appropriation culturelle un sujet chaud dans les grands médias québécois ces derniers jours. Les discussions, très polarisées, semblent émerger de points de vue fort différents chez les francophones et les anglophones. Est-ce une résurgence des deux solitudes ? Y a-t-il deux façons de percevoir les questions d’appropriation culturelle au Québec ?
« Les préoccupations relatives à la représentation de la différence constituent un élément récurrent de la recherche et de la critique entourant le travail de [Robert] Lepage ; ces préoccupations ont toutefois été exprimées quasi exclusivement par des auteurs anglophones. » Cette réflexion n’est pas née des commentaires sur SLĀV, mais d’une étude de 2008 sur les Problèmes de représentation dans Zulu Time, signée par Karen Fricker, alors professeure à l’Université de Londres et désormais critique au Toronto Star.
Il y a dix ans, ce cabaret technologique mettant en scène un monde d’aéroports où, forcément, de nombreuses cultures se croisent portait des représentations de personnages de différentes origines – représentations qui avaient suscité des réactions fort différentes selon les milieux.
Plusieurs anglophones et membres de communautés immigrantes avaient réagi négativement à ce qu’ils considéraient comme des visions stéréotypées et réductrices. De leur côté, « les commentateurs [francophones] traitent fréquemment le spectacle en termes d’universalisme ». Une variété de réactions qui, selon Fricker, souligne à quel point il est dur d’établir un consensus sur une valeur universelle, un universel qui ne peut prendre forme que dans un contexte local. « Le fait que des observateurs provenant de contextes autres que le contexte francophone québécois trouvent certaines de ces représentations de la différence problématiques, tandis que ce n’est pratiquement jamais le cas des critiques québécois francophones, souligne la présence de codes et d’attentes spécifiques à la culture québécoise quant à la représentation de la différence. »
Jour de la marmotte ? Dans les protestations entourant SLĀV, surgies durant la dernière quinzaine, certains ont cru voir un fossé entre francophones et anglophones ; entre les chroniques de La Presseet celles de The Gazette ; entre le « Wake Up Quebec, and listen » émis sur Twitter par Win Butler, chanteur d’Arcade Fire, et la lecture de censure qu’a adoptée Robert Lepage lui-même.
Multiculturalisme
Pour le sociologue Joseph Yvon Thériault, le mouvement postcolonial, en raison de son origine même (voir encadré), est marqué par le milieu anglophone. « On peut dire ça aussi de la politique de la reconnaissance du multiculturalisme. Ce sont les pays anglophones qui l’ont inscrit dans leur politique », estime le professeur à l’UQAM.
Simon Brault, directeur général du Conseil des arts du Canada (CAC), admet avoir remarqué une intégration différente de questions d’appropriation culturelle chez les anglophones et les francophones. « J’ai un point de vue personnel, qui n’engage pas le CAC, issu de mes 32 ans [comme directeur] à l’École nationale de théâtre. Au Québec, dans les années 1960, on a développé avec Michel Tremblay et consorts l’idée que l’affirmation identitaire francophone passait par l’art. Et particulièrement par le théâtre. Ça s’est développé dans les années 1970 et 1980, jusqu’à penser que cette vision était universaliste et humaniste ; que la culture québécoise en est une d’affirmation, qui a permis à une nation de surmonter son statut d’opprimée. Ça s’est peut-être fait aux dépens d’enjeux des autres minorités — les autochtones, par exemple. »
Comme s’il était difficile de se voir comme colonisé et colonisateur en même temps, opprimé et oppresseur. Pour M. Brault, il y a un « choc aussi parce que M. Lepage est un immense artiste, et qu’on croit alors qu’il est inconcevable qu’on puisse questionner son travail du point de vue de l’identité. »
Au contraire, Philip S. S. Howard, professeur à l’Université McGill, ne voit pas la pertinence de considérer la différence linguistique, un angle qu’il estime même être un piège. « Ça omet le fait que les manifestants, dans le cas de SLĀV, étaient autant anglophones que francophones, et des Québécois de longue date, et que certains leaders de ce mouvement étaient des francophones — Marilou Craft, Émilie Nicolas, Ali Ndiaye, etc. À moins qu’on ne considère comme francophones québécois seulement des Blancs ? »
Le Québec, minorité francophone, a développé une relation particulière avec les concepts de minorité, de majorité et de pouvoir. Sean Michaels, auteur de Corps conducteurs (Alto) et journaliste musical, croit qu’on s’empêtre souvent dans « l’intention » quand on pense l’appropriation culturelle ou le racisme. « L’idée semble pouvoir s’activer seulement autour d’une intention de cruauté ou de supériorité. Mais il devient clair que le racisme, comme le sexisme, perdure quelles que soient les intentions, car certaines structures de pouvoir sont équivalentes ou plus fortes même que les intentions et volontés individuelles. Même quelqu’un qui veut bien faire, ou “rendre hommage”, il peut en blesser un autre en posant son geste. »
« Si l’intention est d’honorer l’histoire de l’autre, de rendre hommage, poursuit M. Howard précisément à propos de SLĀV, et que l’autre te dit “Non, ça n’honore pas mon histoire”, c’est le signal, il me semble, qu’il faut écouter. Pas s’ancrer dans sa position. »
Qu’est-ce que l’appropriation culturelle ?
Le concept émerge à la fin du XXe siècle aux États-Unis, dans la foulée de la critique postcoloniale. Le Danois Kenneth Coutts-Smith greffe d’abord en 1976 l’idée marxiste d’appropriation de classe à ce qu’il nomme le colonialisme culturel, selon Oxford Reference, dans son livre Some General Observations on the Concept of Cultural Colonialism.Le terme « appropriation culturelle » fraie ensuite dans les universités américaines. Il décrit la saisie, l’adoption inappropriée et l’absence de reconnaissance lors de l’utilisation de coutumes, de pratiques, d’idées, etc. d’un peuple par des membres d’une autre communauté, typiquement plus dominante. Des notions d’exploitation, de colonisation, mais aussi de propriété intellectuelle le sous-tendent.
L’importation de cette sensibilité au Québec s’est remarquée il y a quelques années seulement ; c’est autour du mouvement Idle No More (2013) qu’elle est devenue récurrente. Elle a été beaucoup portée ici par le militantisme et les voix autochtones. Un militantisme moins développé du côté francophone, les communautés autochtones se retrouvant plus souvent autour de la langue anglaise, voire de l’espagnol.
Le concept d’appropriation culturelle est maintenant étudié dans les universités, souvent par le truchement des cultural studies. Le sociologue Joseph Yvon Thériault croit que « la force des universités américaines dans le monde fait que leurs concepts, élaborés à partir de la situation américaine, tendent à vouloir s’imposer dans des contextes qui ne sont pas les leurs. Un contexte permet de comprendre ce qui se passe en un lieu particulier ; et quelque chose se perd lorsqu’on le transporte, car on ne transporte pas les rapports sociaux », croit le professeur à l’UQAM.
Sources de débat
Deux cultures sont à la source de la militance politique.La culture dialogique : c’est par la raison que j’interviens politiquement, ce qui veut dire que je n’ai pas à être près d’un lac pollué pour être militant écologique, ou fille ou fils d’esclaves pour être contre l’esclavagisme. C’est comme citoyen, par la raison, que je prends conscience de la justice et de l’injustice.
La culture dialogique est fille de la raison. Elle s’intéresse à tout, mais à rien en particulier. Je suis pacifiste le matin, écologiste le midi, féministe après le souper (qui a lavé la vaisselle ?), cosmopolite en soirée et anti-esclavagisme toujours, sans qu’aucune de ces identités soit passionnément mienne.
La culture dialogique engendre des passions molles.
La culture iconographique : c’est par l’affect que j’interviens politiquement. Nul ne peut ressentir ce que mon corps ressent comme fille ou fils d’esclaves, comme autochtone, femme, réfugié, ouvrier.
La culture iconographique est quasi religieuse ; je peux l’imposer aux autres, mais elle est inaccessible à l’autre. Seul celui, ou celle, qui est affecté par elle peut la porter.
La culture iconographique engendre des passions dures.
Comme dans la plupart des cas, la culture démocratique se situe entre les deux, à mi-chemin entre la raison dialogique et la passion iconographique. Un trop de raison rend insipide la démocratie, un trop de passion la rend anti-dialogique.
— Joseph Yvon Thériault, sociologue