Comment prononcez-vous «août», «baleine», «crabe» ou «brun»?

Le Devoir amorce une série estivale proposant un portrait sonore du Québec. La Fête nationale fournit le prétexte à ce premier texte consacré aux accents de la francophonie en général et du Canada français en particulier.
Un des Poèmes à Lou envoyés du front par le poilu Guillaume Apollinaire à sa bien-aimée Louise de Coligny-Châtillon commence ainsi : « Bientôt bientôt finira l’août / Reverrai-je mon petit Lou / Mais nous voici vers la mi-août / Ton chat dirait-il miaou. »
Le reste joue de la même monorime et on a compris que le poète français Apollinaire insère donc deux fois l’août dans ses rimes en « ou ». La rime riche avec le miaulement (miaou) évoque même la possibilité de dire « a-ou » plutôt que « ou », soit [a.u.] au lieu de [u] en alphabet phonétique.
Le Québécois moyen d’aujourd’hui s’y retrouve en harmonie, tandis que le Français actuel s’y perd un peu en dissonance. C’est que la plupart des Québécois disent encore [u], tandis que la majorité des Français prononcent maintenant le T final d’« août », ce qui donne [ut]. Pour eux, Apollinaire devrait réécrire son poème avec des mots comme « prout », « joute » ou « baby-foot ».

« Je me demande si on ne va pas glisser au Québec aussi vers l’ajout de la consonne pour finalement dire [ut]. Je n’en sais rien, mais je ne serai pas surpris si ça se produit », commente le professeur André Thibault de l’Université de la Sorbonne. Spécialiste des variations des accents dans la francophonie mondiale, il a lui-même exposé ce glissement autour d’« août » au début de l’entrevue, sans toutefois référer au poème Bientôt bientôt.
« J’ai quitté le Québec il y a trente ans et quand je reviens, on me fait parfois remarquer que j’utilise certains mots qui n’ont plus cours, poursuit le savant exilé. Les langues changent. Dans mes cours à Paris, je passe une entrevue de Jack Kerouac de l’émission Le sel de la semaine de Radio-Canada entregistrée dans les années 1960. C’est un document fantastique. Je crois qu’il n’y a plus personne maintenant qui parle le français comme lui. »
Le professeur André Thibault expose les particularités linguistiques du français selon les régions.
Le R roulé
Le professeur Thibault prépare un atlas mondial du français avec son collègue de Belgique Mathieu Avanzi. Ce dernier a déjà publié un Atlas du français de nos régions (2017), c’est-à-dire des régions francophones d’Europe.
À l’aide d’enquêtes en ligne, le duo souhaite recueillir des milliers de témoignages de francophones de l’Amérique du Nord pour comprendre quels mots ils utilisent et comment ils les prononcent. Une sorte de portrait de groupe avec sons francophones. Les usages seront cartographiés en ajoutant ce que les linguistes appellent les « effets d’âge » afin de suivre les mutations.
Les données préliminaires permettent de dresser plusieurs cartes pour distinguer les zones qui disent lâcet ou lacet, crâbe ou crabe, runnings ou espadrilles. Et si au Québec tout le monde dit brun (comme dans ours brun), comme en France en 1945, là-bas, seul le sud résiste au « brin ».


Une autre carte, fascinante, montre la régression du R roulé en Amérique française. L’habitude a pratiquement disparu au Québec, se maintient au Nouveau-Brunswick avec la nuance que le nord de l’Acadie là encore se rapproche de la manière québécoise. En Ontario et au Manitoba, la courbe montre l’effet d’âge : plus on est âgé, plus on roule.
Comment l’expliquer ? Pourquoi une communauté décide-t-elle un jour de ne plus parler comme feu le cardinal Léger ?
« Autrefois, le R roulé, c’était celui du clergé, la bonne façon de prononcer, explique le professeur. L’ouest du Québec roulait, pas l’autre moitié. Je viens de Québec et mes grands-parents n’ont jamais roulé. Il y a eu un alignement sur le français d’Europe, d’abord dans les médias. Henri Bergeron, qui venait du Manitoba, donnait le ton à Radio-Canada autrefois et ne roulait pas, alors qu’il avait probablement roulé dans sa jeunesse. La population a suivi, peut-être aussi parce que de dire “re” sans rouler peut se faire sans passer pour un maudit Français qui parle pointu. »

Par contre, on ne dit pas « mau-dit », sans assibilation. Un Québécois prononce sa consonne bien sifflante, pour dire « mau-dsit » Français.
Le linguiste lui-même n’assibile pas. Il vit à Paris depuis longtemps, il enseigne à la Sorbonne, mais il a conservé un accent typiquement québécois.
« J’essaie de neutraliser mon accent dans mes cours parce que nous avons de plus en plus d’étudiants étrangers, nuance-t-il en entrevue dans les bureaux du Devoir. Dans mon cours de phonologie, je peux compter 75 Chinois sur 90 étudiants. Alors je leur parle presque comme une machine », ajoute-t-il en divisant très clairement les syllabes pour dire « ma-chi-ne ».

« Toé, ta yeule »
Le professeur fait aussi remarquer que les individus s’expriment de manière très différente d’une circonstance à une autre. « Dans mes recherches, je demande aux gens comment ils prononcent “baleine” parce que ça n’a rien à voir avec le fait de bien ou de mal parler. Mais je ne demande pas s’ils disent “toi” ou “toé”. »
Pourquoi pas ? « “Toé, ta yeule”, n’importe quel Québécois peut le dire quand il est fâché, répond le linguiste. Dire “toé pis moé”, c’est un choix fort maintenant, alors que dans les années 1970, quand Beau Dommage l’utilisait dans ses chansons, personne ne le renotait. Les changements vont très, très vite. »

L’institution scolaire a joué un rôle dans la diffusion et l’uniformisation du français, y compris en France. Les moyens de communication et de transport ont fait le reste. « La planète rétrécit, dit M. Thibault. C’est fascinant de constater qu’en Afrique, tout d’un coup, un mot d’argot des banlieues parisiennes s’impose, et vice versa. »
Le « du coup » omniprésent en France n’a pas encore traversé ici, ou on a une variété d’équivalents disponibles de « alors » à « faque ». « Impacté » commence à circuler dans les médias québécois. Le professeur note que « canneberge » a remplacé « atoca » au Québec en deux décennies. Et si « chocolatine » se dit partout de Brossard à Rivière-au-Renard, l’Hexagone bataille ferme autour de cette appellation non contrôlée.
« Il y a eu une petite guerre civile parce que le sud-ouest de la France dit “chocolatine” et le reste du pays dit “pain au chocolat”. Les gens réagissent très fort sur notre site. Au Québec, dans les années 1990, ce n’était pas encore fixé. Mon hypothèse c’est que des pâtissiers venus du sud-ouest de la France ont réussi à imposer “chocolatine” ici aussi. »
Le savant n’est pas là pour trancher entre les deux pâtisseries. Ni entre [u] ou [ut] d’ailleurs. L’historien de la langue ne se prononce pas non plus sur la qualité du français parlé au Québec.
« Je décris ce que j’observe. Je ne suis pas là pour dire que les gens prononcent ou parlent mal. »
Le sondage «Comment ça se dit chez vous?» en est à sa quatrième édition.
Le français comme koinè
Quatre souches linguistiques européennes ont réussi avec des succès variés leur transplantation dans le Nouveau Monde, l’espagnol et l’anglais, le portugais et le français. Les deux premières ont le mieux réussi sur le plan démographique avec des centaines de millions de locuteurs. Le portugais est maintenant huit fois plus parlé au Brésil qu’au Portugal. Le français a eu plus de chance d’expansion sur le continent africain.« Le français en Amérique du Nord, c’est l’histoire d’un échec démographique, résume le professeur. Cette réalité a évidemment des répercussions sur notre compréhension de la norme dans la francophonie. La France fonctionne comme un centre, tandis que l’Angleterre ne compte pas comme tel pour les anglophones. »
Cela dit, la structure de transfert reste comparable dans le quatuor, par exemple avec l’importance partagée du langage maritime puisque l’immigration se faisait par la mer. On dit donc partout « embarquer » ou l’équivalent, pour tout et pour rien, par exemple pour marcher dans une combine.
Des expressions locales en Europe ont aussi été généralisées de l’autre bord de l’Atlantique. Des traits de prononciation de l’Andalou ont ainsi essaimé dans les Caraïbes, puis sur tout le continent. La zone ouest de la France a joué le même rôle ici, par exemple quand les Québécois disent encore « jusqu’à tant que ».
Il y a cependant des variations d’une zone à l’autre. Chaque pays hispanophone a sa norma culta, sa langue normative et soignée. Les États-Unis et le Canada anglais sont plus unifiés de ce point de vue.
« Il y a plusieurs siècles, il y avait énormément de différences en Europe dans les langues extrêmement dialectalisées. Les standards se sont imposés peu à peu, et ce qui a été exporté dans le Nouveau Monde, ce n’est pas le mélange de parlers villageois. Pour se comprendre, les colons sont vite passés à un langage commun, une koinè. »
L’alignement sur une norme est vrai en Nouvelle-Angleterre, en Nouvelle-Espagne et en Nouvelle-France. De sorte qu’au début du XXe siècle, en France, il y avait encore beaucoup de patois assez éloignés du français standard, alors que cette diversité n’a pas traversé l’Atlantique où on est plus vite passé à un modèle de langue commune. C’est vrai en anglais aussi.
« Un chercheur allemand a bien résumé le phénomène en disant au XIXe siècle qu’il n’y a nulle part aux États-Unis où on parle aussi bien qu’en Angleterre et qu’il n’y a nulle part aux États-Unis où on parle aussi mal qu’en Angleterre. Il voulait dire que dans le Nouveau Monde, personne ne parle aussi bien qu’un aristocrate britannique, mais que toutes les variantes locales et périphériques y ont vite été gommées. »
André Thibault était au Québec fin mai pour le colloque « Les français d’ici » de l’Université Concordia. La rencontre bisannuelle réunit les linguistes travaillant sur les variations du français en Amérique du Nord. Lui-même y a prononcé une conférence intitulée « Dis-moi comment tu prononces, je te dirais d’où tu viens », liée à de premières cartes de l’atlas des « aires de prononciation » qu’il prépare avec son collègue Mathieu Avanzi de l’Université catholique de Louvain.
La première spécialité du professeur Thibault, c’est l’espagnol, même s’il parle aussi l’italien, le portugais, l’anglais et l’allemand. Il a aussi rédigé un Dictionnaire suisse romand dans lequel il répond à d’épineuses questions comme l’origine du mot « chalet », les régions où l’on dit « septante » et la nature exacte de la « damassine », liqueur ou eau-de-vie. Il est titulaire depuis 2003 de la Chaire sur la variation du français à l’Université Paris-Sorbonne.