Cinquante ans après sa mort, André Laurendeau reste une figure exemplaire de l’intellectuel

André Laurendeau
Photo: Gaby André Laurendeau

Le 1er juin 1968, André Laurendeau s’effondre à son bureau, victime d’une rupture d’anévrisme. Il ne reviendra jamais à lui. Cinq jours plus tard, aux funérailles de l’ancien rédacteur en chef du Devoir, le premier ministre du Québec est là. Daniel Johnson est flanqué de son homologue fédéral Pierre Elliott Trudeau, alors en pleine ascension dans le ciel de la politique canadienne. L’église est bondée. Nombre de figures clés du monde politique et culturel se sont déplacées pour lui rendre hommage.

Un demi-siècle a filé depuis. André Laurendeau continue pourtant d’incarner en son pays une figure exemplaire de l’intellectuel. Colloques, essais, études, thèses et analyses se sont sans cesse enrichis de lui. Sa pensée irrigue en particulier tout un champ de réflexion autour de notre système d’éducation.

Fatigué, tourmenté, Laurendeau s’était dépensé sans compter au cours des travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, qu’il codirigeait depuis 1963. Cette commission, il l’avait lui-même appelé de ses voeux, à la suite de la parution dans Le Devoir d’un texte du politologue Léon Dion. « Vous lui téléphoniez pour lui exposer une idée et il était prêt à vous recevoir dans l’heure », dira Dion. L’histoire intellectuelle de cette commission vient d’être revisitée dans un livre intitulé Panser le Canada.

Laurendeau sentait que le Canada traversait une crise majeure. Il défendait une conception sociologique d’un double pays irrigué par les voies de coeurs culturels différents. Cette vision dite des deux peuples fondateurs fut vite écrasée à la commission par une conception plus légiste du Canada que défendait le juriste Frank Scott, un des maîtres à penser de Trudeau et de son multiculturalisme.

Le journal personnel de Laurendeau, tenu durant les travaux de la commission, montre que l’homme doutait de l’avenir de l’ensemble fédéral. Il était tenté de donner raison aux indépendantistes, mais s’accrochait néanmoins à ses rêves, comme un naufragé porte le regard au ciel dans l’attente qu’une barque improbable y surgisse.

Séparatiste

 

Dans l’entre-deux-guerres, il avait été ardemment « séparatiste », chantant les mérites d’un pays aux contours imprécis baptisé la Laurentie. Au début des années 1960, Laurendeau écrivait désormais que s’il était normal d’être indépendantiste jeune, il n’était pas rationnel de l’être encore une fois adulte.

Même ceux qui s’opposaient à lui respectaient d’ordinaire son étonnante capacité à disséquer toutes « ces choses qui nous arrivent ». Ce talent lui servit comme animateur à la télévision naissante de Radio-Canada.

Quand en 1966, à New York, Pierre Vallières se retrouve en prison avec Charles Gagnon pour avoir annoncé l’arrivée de la révolution à contretemps de sa préparation, c’est à André Laurendeau qu’il s’adresse pour expliquer ses positions. Lorsqu’un Pierre Bourgault peste contre cette vieille génération à laquelle il reproche d’avoir mâché ses déceptions, c’est aussi à Laurendeau qu’il écrit. Les insolences du frère Untel, formidable succès de librairie des années 1960, naîtront aussi d’échanges avec Laurendeau.

Pénélope

 

Cet homme remettait sans cesse en balance ses idées. Non pas dans un jeu de bascule à sommes nulles, mais dans une invitation permanente à voir la nature humaine trouver sa force dans la discussion renouvelée. Laurendeau voyait ainsi dans l’énergie quotidienne qu’il consacrait à réfléchir sur sa société un travail digne d’une Pénélope qui, chaque matin, trouve à défaire ce qui vient d’être complété pour le reconsidérer sous une lumière nouvelle.

Au Devoir, la tradition affirme que le rédacteur en chef utilise encore une table usée faite de bois de chêne qui fut la surface de travail d’André Laurendeau.

Plus voué par tempérament à la littérature et à la musique qu’à la vie politique, Laurendeau s’est édifié dans l’ombre du nationalisme prôné par Lionel Groulx. De l’historien en soutane, il apparaît d’abord comme un élève modèle, avant de prendre quelque peu ses distances. Devenu chef provincial du Bloc populaire, un parti né de la crise de la conscription en 1942, Laurendeau est élu député à Québec. Il favorise l’achat local et la nationalisation des ressources. Maurice Duplessis le traitera de « danseur de ballet ». À l’Assemblée législative, Laurendeau détonne.

Comme son père, le jeune Laurendeau s’était passionné pour l’Action française de Charles Maurras et les étoiles du ciel sombre de l’extrême droite française. Il révisera éventuellement ses idées, en partie à la suite d’un voyage d’études en Europe.

En 1932, Laurendeau se fait connaître comme animateur du mouvement des Jeune-Canada. Les Jeune-Canada pestent contre le peu d’empressement du gouvernement fédéral à assurer des services en français. Le regard des Jeune-Canada apparaît si centré sur la condition des Canadiens français qu’ils s’aveuglent devant une partie des douleurs du monde. Ainsi, Laurendeau et les Jeune-Canada apparaissent-ils convaincus que les Juifs se plaignent pour rien d’Hitler. Ils vont organiser un grand meeting antijuif. Laurendeau s’en excusera dans une conférence publique d’après-guerre organisée par le Cercle juif de langue française, à l’invitation de son ami Naïm Kattan, bientôt collaborateur du Devoir. À compter de 1947, après une sorte de coup d’État contre la vieille garde de ce journal, Laurendeau va occuper les fonctions de rédacteur en chef, sous la direction de Gérard Fillion. Ils vont se livrer à une guerre au duplessisme, du moins à compter du milieu des années 1950.

Parcours exceptionnel

 

Laurendeau vient d’un Québec lointain où la musique n’était encore qu’affaire de fanfares et où nos meilleurs écrivains, François-Xavier Garneau par exemple, ne s’étaient jamais envisagés précisément comme tels. Son parcours est à cet égard exceptionnel. « Ma mère était pianiste et mon père, professeur de chant. Dans ma famille maternelle, j’interromps trois générations de musiciens, dont mon arrière-grand-père […], directeur de fanfare. »

Né « au milieu des gammes et des arpèges », il écrira que « dans les régions obscures de soi où s’élaborent les vraies hiérarchies des valeurs, le premier mot qui surgit est musique, et le premier nom Debussy ». Ami du poète Saint-Denys Garneau, il se consacrera très volontiers à la littérature, mais sera toute sa vie aspiré par les affaires publiques.

Plusieurs ont vu en lui le dernier vrai défenseur d’une troisième voie capable de réformer le fédéralisme canadien à l’avantage du Québec. Il n’est cependant pas dit que Laurendeau, s’il eut vécu plus longtemps, n’en serait pas venu à appuyer contre toute attente Trudeau, comme le laisse du moins à penser dans ses archives le brouillon d’une lettre où il encourage celui-ci à aller de l’avant, même s’il sait bien que ses idées s’opposent aux siennes. Cette lettre fut-elle envoyée ? Quelques jours après la mort de Laurendeau en tout cas, l’élection de Trudeau accélère la mise au rencart des travaux de la commission Laurendeau-Dunton. Et l’idée d’un statut particulier pour le Québec s’en va mourir de sa belle mort dans un pays peu à peu gagné par l’oubli.

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