La transparence est en recul, déplore Chelsea Manning

L’ancienne analyste militaire américaine Chelsea Manning a répondu aux questions des médias, vendredi, dans le cadre de C2 Montréal.
Photo: Guillaume Levasseur Le Devoir L’ancienne analyste militaire américaine Chelsea Manning a répondu aux questions des médias, vendredi, dans le cadre de C2 Montréal.

Près de dix ans après avoir orchestré l’une des plus importantes fuites de documents confidentiels de l’histoire des États-Unis, l’ancienne analyste militaire américaine Chelsea Manning estime que le manque de transparence des gouvernements qui l’a convaincue d’agir est un problème plus criant que jamais.

« Je n’ai pas confiance en la manière avec laquelle nos gouvernements gèrent nos données. Je suis encore plus préoccupée que je ne l’étais par les actions des gouvernements. Le problème de l’opacité, particulièrement aux États-Unis, s’est intensifié. Ça ne s’est pas amélioré », a-t-elle laissé tomber vendredi lors d’une rencontre avec les médias organisée dans le cadre de la conférence C2 Montréal.

Cette figure controversée, décrite par ses partisans comme une lanceuse d’alerte et par ses détracteurs comme une traîtresse, était de passage à Montréal cette semaine à titre de conférencière vedette de l’événement international.
 

Lanceurs d’alerte surveillés

Mme Manning estime que le geste qu’elle a fait en 2010, en transmettant plus de 700 000 documents confidentiels à WikiLeaks alors qu’elle travaillait pour l’armée américaine, était nécessaire pour exposer certaines interventions militaires controversées. Après avoir été détenue pendant sept ans, puis graciée par l’ancien président américain Barack Obama, elle constate cependant à regret que ses actions n’ont pas eu l’impact souhaité.

 


À son avis, même le programme mis en place au sein du gouvernement américain au cours des dernières années pour protéger les lanceurs d’alertes a des effets pervers. « Maintenant, tous les employés du gouvernement américain qui ont une cote de sécurité sont surveillés par défaut et sont considérés comme suspects, à moins de prouver le contraire. Ce programme est très problématique, juge-t-elle. Les canaux de dénonciation sont eux-mêmes des outils de surveillance. »

Le Sénat dans la mire

 

Chelsea Manning, qui s’appelait Bradley Manning avant d’effectuer un changement de sexe pendant son séjour en prison, fait courir les foules en raison de son parcours hors du commun et de ses opinions tranchées.

Elle se présente aujourd’hui comme une défenseure des droits de la communauté LGBTQ+ et tentera de se faire élire au Sénat américain sous la bannière démocrate en novembre prochain en proposant un programme pour le moins audacieux.

Parmi ses propositions phares, elle veut notamment fermer les prisons et libérer les prisonniers, instaurer un revenu minimum garanti, garantir l’accès à un système de santé gratuit pour tous et abolir l’agence américaine responsable de l’immigration et des frontières.

Vendredi, elle a refusé de parler de sa candidature sénatoriale, mais y est allée de déclarations qui en disent long sur ses principales préoccupations. « Nous avons du pouvoir politique dans chacun des gestes que nous faisons, a-t-elle fait valoir. Plusieurs personnes dans notre société acceptent passivement les choses comme elles sont. J’ai interrogé beaucoup de gens au sujet de la situation politique au Maryland, où j’habite, et ils m’ont dit qu’ils sont désillusionnés, qu’ils ne pensent pas que le processus démocratique qu’on dit efficace fonctionne pour eux, et j’ai tendance à être d’accord avec cela. Je pense que c’est le cas et que nous devrions explorer des façons d’agir autrement dans nos communautés. »

Elle a au passage dénoncé ce qu’elle appelle la « militarisation des forces policières » aux États-Unis. « Je crois que l’environnement très semblable à celui d’une prison dans lequel je suis maintenant immergée m’a incité à m’impliquer davantage. »

Les canaux de dénonciation sont eux-mêmes des outils de surveillance

 

Code d’éthique technologique

Depuis qu’elle est sortie de prison il y a un an, Chelsea Manning a fait du développement technologique l’un de ses sujets de prédilection. Elle souhaite par exemple qu’un code d’éthique encadre le travail des programmeurs à travers la planète. « Je ne dis pas qu’il faut qu’il y ait un conseil international d’éthique pour encadrer le développement et la conception des technologies. Ce que je suggère, c’est de développer une compréhension commune, au-delà des frontières, qui tient compte des différentes cultures et qui prévoit une certaine façon de faire dans le monde des technologies », a-t-elle expliqué.

« Une évaluation de la faisabilité est faite presque automatiquement dans le secteur des technologies […] Je pense que les développeurs de technologies, avec un code d’éthique, devraient aussi procéder à une évaluation éthique des systèmes qu’ils mettent au point : quelle influence ces systèmes pourraient avoir sur les gens, comment ils pourraient être mal utilisés. Quand on ne se concentre que sur des résultats techniques, on peut produire des produits toxiques qui peuvent faire du grabuge. »

Frontière « toxique »

Vendredi, Mme Manning est également revenue sur un épisode vécu l’automne dernier, lorsque l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) l’a refoulée à la frontière en raison de sa condamnation aux États-Unis. « Je n’ai été retournée par aucun autre pays. J’ai voyagé dans l’Union européenne et je n’ai eu aucun problème, s’est-elle insurgée. J’ai été très surprise de voir à quel point la procédure a été laborieuse et lente avec l’ASFC. J’ai été détenue pendant environ dix heures, et pendant sept heures je ne savais pas ce qui se passait. »

« Je connais les pratiques des responsables américains de l’immigration et des services frontaliers, mais je suis maintenant beaucoup plus consciente de la manière avec laquelle l’Agence des services frontaliers agit et à quel point la frontière canadienne est devenue toxique. »

De toute évidence, les années derrière les barreaux n’ont pas fait taire Chelsea Manning, bien au contraire. Après avoir tenté d’ouvrir les yeux de la planète et de changer les choses, la voilà qui critique le système en place avec encore plus de virulence. Est-ce à dire que son coup d’éclat de 2010 n’a pas porté ses fruits ? Que son geste a été fait en vain ?

« J’y travaille encore, a-t-elle répondu. Ce n’est pas terminé. »

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