Le tueur qui croyait sauver des vies

Après des mois de spéculations et de rumeurs, le portrait de l’auteur de la tuerie de la mosquée de Québec commence finalement à prendre forme. Retour sur les révélations d’une semaine particulièrement éprouvante.
Au terme des trois premiers jours des observations sur la peine, le portrait qui se dessine d’Alexandre Bissonnette est aussi paradoxal que troublant. Les documents présentés en preuve ont permis de mieux cerner cet homme de 28 ans : de ses goûts en matière de films à la nature de sa relation avec ses parents.
Pourquoi dresser son portrait ? La peine doit être « individualisée », explique l’avocat criminaliste Walid Ijazi. « Elle doit être adaptée aux circonstances du crime et aux circonstances particulières du contrevenant. Avant de condamner Alexandre Bissonnette, le juge va vouloir savoir le plus possible qui il est, pourquoi il a commis le crime pour lequel il s’est reconnu coupable et quelles sont ses motivations. »
Qui est-il donc ? Son histoire commence à Québec en décembre 1989, en même temps que son frère jumeau dont nous tairons le prénom. Les deux garçons grandissent à Cap-Rouge, une banlieue cossue de Québec. Le père est avocat, la mère travaille dans le secteur parapublic. Ils forment toujours un couple. Lorsqu’en interrogatoire, on lui demande ce que ses parents lui ont transmis, Bissonnette répondra « l’amour ».
Cet interrogatoire de trois heures a été mené au quartier général de la Sûreté du Québec le lendemain de la tuerie. Vêtu d’une combinaison blanche, le jeune meurtrier y apparaît fébrile. Il tremble et se mouche constamment alors que le sergent-enquêteur cherche à le faire parler de sa vie.
De son enfance, on ne saura rien de particulier, mais on comprend vite que des problèmes notables se sont manifestés à l’adolescence. Il raconte qu’il a des problèmes d’anxiété depuis ses 14 ans. Un problème suffisamment important pour qu’il soit dispensé d’école pendant plusieurs mois à l’époque.
Lorsque l’enquêteur lui demande quand il a eu ses premiers problèmes avec l’islam, il évoquera aussi cette période de sa vie et un jeune musulman « qui était tout le temps sur son dos » en 4e secondaire. Douze ans après, il se rappelle encore très bien son nom, mais répétera à l’enquêteur que « ça a pas rapport [sic] » avec ses crimes.
Les échecs, l’amitié, le « stress »
C’est aussi à l’adolescence que Bissonnette commence à jouer aux échecs, une passion qu’il n’a jamais perdue. On a d’ailleurs retrouvé un jeu d’échecs sur la banquette arrière de la voiture qu’il conduisait le soir où il a abattu six hommes.
Une quinzaine de minutes à peine après avoir commis ses crimes, il téléphonait au 911 pour se rendre. Ce fut le début d’une discussion de 50 longues minutes avec le répartiteur qui a aussi été présentée en cour cette semaine.
Dans l’échange, le meurtrier de 28 ans pleure constamment, menace de quitter sa voiture pour s’enlever la vie. Il a bu du saké dans la journée. « Beaucoup », dira-t-il. Le répartiteur cherche à le distraire en lui posant des questions sur lui. Entre autres instants absurdes, Alexandre Bissonnette l’interroge à un certain moment sur son travail et révèle avoir lui-même déjà passé les examens pour devenir répartiteur du 911.
Il parlera aussi des compétitions d’échecs auxquelles il a pris part sans trop s’étendre sur le sujet. En interrogatoire par contre, on apprendra que, comme bien des joueurs, il a visionné sur Internet le match légendaire de 1972 opposant le russe Boris Spassky et l’Américain Bobby Fisher, mais il ne s’en rappelle pas les détails. Lui-même a déjà pris part à des compétitions, mais a cessé à un certain moment parce qu’il trouvait ça « stressant ».
Même chose pour le World of Warcraft et les jeux qu’il avait découverts à la fin de l’adolescence. Il a fini par arrêter. Ses parents trouvaient qu’il « jouait trop », que ça le « stressait trop ».
L’enquêteur lui demande s’il a déjà eu une blonde. « Non ». Un chum ? Non plus. Même s’il semble replié sur lui-même et isolé, l’homme de 28 ans a dit avoir un « meilleur ami » dont nous tairons le nom. Les deux écoutent souvent des films ensemble : des nouveautés, des films d’action, d’horreur, des films « psychologiques ».
Un ami de longue date avec qui il partageait le goût de la chasse au petit gibier. Pour s’exercer le plus souvent possible, il s’entraînait au club de tir les Castors de Charlesbourg. Du tir au pistolet, il dira aimer particulièrement « la précision ».
Des recherches sur les armes et les tueries
L’analyse de son ordinateur a aussi révélé qu’il avait effectué des recherches sur les armes à feu et les tactiques d’autodéfense dans les jours précédant la tuerie du 29 janvier 2017. Elle a aussi montré qu’il s’était intéressé aux tueries de Colombine au Colorado, de Moncton au Nouveau-Brunswick, mais surtout à celle de Charleston en Caroline du Sud, où le suprémaciste blanc Dylann Roof a abattu neuf Noirs dans une église en 2015. Il a aussi visionné sur YouTube un montage des scènes de coups de feu du film Polytechnique relatant la tuerie du 6 décembre 1989.
Selon ce qu’il a pu dire à l’enquêteur, il aurait développé une passion pour le tir avec des amis et non pas dans sa famille. C’est toutefois à la résidence de ses parents qu’il conservait ses six fusils et carabines dans un coffre.
Au moment du drame, il résidait toutefois avec son frère jumeau dans un appartement situé à 500 mètres environ du Centre culturel islamique (CCIQ). De son frère, il n’a pas voulu beaucoup parler en interrogatoire, mais on sait que c’est notamment pour le suivre qu’il se serait inscrit en sciences politiques à l’Université Laval.
Or, contrairement à son frère, Alexandre n’aimait pas particulièrement les sciences politiques. Pour lui, « c’était quelque chose pour rester à l’Université ».
Parallèlement à ses études, il travaille chez Héma-Québec. L’obtention de cet emploi est d’ailleurs sa plus grande fierté dans la vie, selon ce qu’il dit à l’enquêteur. Or, en décembre, un médecin l’avait placé en arrêt de travail complet pour « troubles anxieux ». Il devait reprendre le travail le lundi 30 janvier, le lendemain de la tragédie.
Il s’était fait prescrire des comprimés de l’antidépresseur Paxil, trois semaines plus tôt, après un essai non concluant avec une autre marque de médicament. « Ça fait des mois que je ne “file pas”, dit-il. Je ne sais plus quoi faire. »
« Sauver des gens »
En interrogatoire, il esquive toutes les questions directes sur la politique et dit ne pas avoir « d’idéologie ». Puis, il finira par reconnaître qu’il a suivi Donald Trump sur Twitter. Est-ce que le discours de Donald Trump le rejoint ? « Ça dépend. » En fonction des immigrants ? « Peut-être, oui. »
Plus tard, on comprendra qu’il entretient une sorte d’obsession pour les « attaques terroristes ». Il se dit marqué par l’attentat de Nice en 2016 et l’attaque contre la Chambre des communes, à Ottawa, deux ans plus tôt.
Au point d’être convaincu que la vie de ses proches est menacée. « Je suis comme sûr qu’ils vont venir tuer mes parents pis ma famille. » Cette peur me « torturait » depuis des mois, a-t-il dit. « À chaque jour, j’étais inquiet. Je voulais me suicider à cause de ça. » En a-t-il parlé à quelqu’un ? « Non, mais j’pensais que les pilules allaient régler le problème par exemple. Mais ça n’a pas réglé le problème, ça l’a rendu pire. »
Il s’était convaincu qu’il fallait qu’il « fasse quelque chose » et a prétendu qu’en attaquant les fidèles à la mosquée, il a voulu « sauver des gens » des attaques « terroristes ».
« Je me suis dit hier que, peut-être grâce à ce que j’ai fait, il va peut-être y avoir une centaine de personnes qui vont être sauvées », a-t-il laissé tomber avant de parler de « tout ce qui s’est passé » en Europe, au Canada et aux États-Unis.
Il laisse tomber qu’il a « écouté la télé » dans la journée. « On a su que le gouvernement allait prendre plus de réfugiés. Ceux qui ne pourraient pas aller aux États-Unis seraient rendus ici », dit-il avant d’ajouter qu’il a « comme perdu la carte ». À l’enquêteur, il dira : « Ce n’était pas mal du tout ce que j’ai fait. »
Les observations sur la peine doivent se poursuivre lundi au palais de justice de Québec. D’au minimum 25 ans, la peine pourrait s’élever jusqu’à 150 ans en cumulant les condamnations pour chacun des meurtres.
Les réfugiés dans l’actualité
27 janvier Deux jours avant qu’Alexandre Bissonnette ne s’en prenne aux fidèles de la mosquée de Québec, Donald Trump déposait son décret anti-immigration et interdisait d’entrée les ressortissants de sept pays musulmans. Le président américain disait alors vouloir stopper l’entrée en sol américain de « terroristes islamiques radicaux », en évoquant les « leçons du 11-Septembre ».Le lendemain, 28 janvier, Justin Trudeau publie son fameux gazouillis. « À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera indépendamment de votre foi. » Le message est partagé des centaines de milliers de fois sur Twitter.
Le dimanche 29 janvier, Philippe Couillard tweete à son tour. « Peu importent nos origines, la couleur de notre peau, nos croyances ou qui nous aimons, le Québec sera toujours une terre d’accueil. »
Le soir du 29 janvier, Alexandre Bissonnette commet l’attentat de la mosquée de Québec.
L’accueil de réfugiés avait fait les manchettes dans les jours qui l’ont précédé, mais personne ne parlait d’une augmentation du nombre de réfugiés au Canada, encore moins de l’arrivée de migrants à la frontière canadienne — qui débutera l’été suivant.
Le surlendemain de l’attentat, le gouvernement fédéral précisera qu’il n’accueillera pas davantage de réfugiés au pays malgré le gazouillis du premier ministre et le décret de Donald Trump.