Une vidéo pose la question de la liberté de la presse

Les images montrant la tragédie du 29 janvier 2017 à la mosquée de Québec doivent-elles être rendues publiques ? Leur diffusion risque-t-elle d’inciter des gens à la violence ? Devrait-on en diffuser une partie expurgée des passages les plus dérangeants ? Un juge doit trancher le débat mercredi au palais de justice de Québec.
Les images en cause ont été filmées par les caméras de surveillance de la mosquée dans la soirée du 29 janvier. La Couronne souhaite les utiliser en preuve pour déterminer la peine à imposer à Alexandre Bissonnette.
Or, elle s’oppose à ce que les médias puissent avoir accès à la vidéo, comme c’est le cas en temps normal pour les éléments de preuve utilisés devant les tribunaux.
Selon la Couronne, les journalistes qui couvrent le procès pourraient décrire son contenu et en faire un compte-rendu, mais la vidéo ne devrait pas être diffusée, en tout ou en partie.
Du côté du consortium des médias*, on assure qu’il n’est pas question de diffuser la vidéo en entier et qu’elle serait expurgée des passages les plus violents. « À partir du moment où on enlève les passages où il y a de la violence crue, pourquoi on empêcherait les gens de se faire leur propre idée par rapport à ça ? » a plaidé l’avocat Jean-François Côté.
Mais pour la Couronne, cela pourrait avoir un impact sur la « paix et le bon ordre », « non seulement au Canada, mais ailleurs à l’international », a fait valoir le procureur Thomas Jacques. En s’appuyant sur l’expert en criminologie Stéphane Leman-Langlois, il a ajouté que la vidéo constituerait « un bonbon pour [les] groupes extrémistes radicaux, qui pourraient l’utiliser à des fins de propagande ».
La Couronne s’appuie en outre sur le témoignage de la chercheuse en psychiatrie et en radicalisation Cécile Rousseau, de l’Université McGill. À la demande de la Cour, elle a visionné la vidéo pour en évaluer l’effet potentiel. Elle conclut que son contenu pose un « risque extrêmement important » de traumatisme pour les victimes et leurs familles.
Mme Rousseau craint en outre que M. Bissonnette en inspire d’autres par une forme de « glorification de l’antihéros », forme « très présente à Hollywood » où l’on présente des êtres « pas beaux, pas bons avec une faible estime d’eux-mêmes » qui « pourtant font quelque chose d’extraordinaire et s’inscrivent dans l’exceptionnalité ».
Un point de vue partagé par l’avocat de M. Bissonnette. « Ça relève plus du sensationnalisme que du droit à l’information de qualité », a plaidé Me Charles-Olivier Gosselin.
Une demande légitime selon le juge
De son côté, l’avocat des médias a demandé pourquoi on avait permis aux médias de visiter la mosquée au lendemain du drame alors qu’on trouvait encore du sang sur les murs. Me Côté a fait valoir que les experts cités par la Couronne n’avaient pas « démontré » de corrélation entre la diffusion de telles vidéos et des crimes. Même si on sait désormais qu’Alexandre Bissonnette avait visionné des vidéos sur les tueries de Polytechnique et de Charleston moins d’une semaine avant de passer à l’acte, on n’a pas démontré que ces vidéos avaient servi de « déclencheur » dans son cas. Enfin, il en va de la liberté d’expression et de la liberté de presse, a-t-il plaidé. « La publicité des débats judiciaires, c’est enchâssé dans la Constitution canadienne. […] Nous, on fait valoir nos droits. »
Au début de son intervention, Me Côté s’est aussi plaint du « manque de considération » affiché par les autres avocats à l’égard de la requête des médias dans cette affaire.
Une remarque justifiée, selon le juge François Huot. « On peut comprendre une partie de la population d’être choquée à la perspective qu’une telle requête soit présentée devant le tribunal, mais en droit, c’est une position qui se défend », a-t-il fait valoir avant de souligner que ça ne voulait pas dire qu’il allait « trancher en faveur » des médias.
Ces derniers, a-t-il ajouté, ont « un rôle de chien de garde ». Ils « cherchent à livrer et à obtenir le plus d’information possible [pour] la population et je n’y vois aucun motif oblique ». « Rien ne me suggère que la présente requête est gouvernée par des impératifs de sensationnalisme ou de mauvais goût. »
Quant aux représentants de la mosquée présents mardi, ils réclament toujours qu’on empêche la diffusion de la vidéo. « Nous, nous pensons que ça va donner des idées à d’autres », a déclaré Boufeldja Benabdallah, cofondateur du Centre culturel islamique de Québec (CCIQ). Il craint en outre pour la « quiétude » des lieux.
Le juge François Huot doit rendre sa décision sur la requête des médias mercredi à 11 h. Il entendra ensuite les observations sur la peine en après-midi. Alexandre Bissonnette s’expose à une peine d’emprisonnement sans possibilité de libération allant de 25 à 150 ans.
* Le consortium des médias représente Radio-Canada, La Presse, Le Soleil, QMI, TVA, Postmedia Network et La Presse canadienne. Le Devoir est membre de La Presse canadienne, ce qui lui donne accès à son contenu.