Cambridge Analytica: bienvenue à l’ère de la politique du 2.0

Méfiez-vous des milliardaires. C’était un des titres du Washington Post cette semaine dans la foulée de l’affaire Cambridge Analytica-Facebook.
Le cabinet britannique a utilisé sans leur consentement des données de millions de comptes du réseau social américain pour mettre au point un logiciel permettant de prédire et d’influencer le vote des électeurs. La mécanique a servi pendant la dernière campagne présidentielle américaine. Les dirigeants de Cambridge Analytica ont en plus été filmés en caméra cachée en train de vendre des services illégaux de manipulation politique.
L’affaire Cambridge Analytica-Facebook s’arrime au scandale de la désinformation en ligne de pirates présumés russes intervenus dans les dernières élections présidentielles. « Les milliardaires ne nous sauveront pas », ironisait donc le célèbre journal de la capitale américaine, d’ailleurs propriété du fondateur d’Amazon, probablement l’homme le plus riche du monde. L’analyse proposait un parallèle entre le président Donald Trump et Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook. Tout semble les séparer, à commencer par la coiffure et les costumes (ah ! le look cool du gaminet gris). Pourtant, au total, les deux ont formidablement réussi en manipulant des masses par leurs promesses d’améliorer le monde.
Les travaux récents du professeur de sciences politiques Thierry Giasson portent sur des sujets connexes, les stratégies numériques de communications partisanes, gouvernementales et citoyennes, le marketing politique et électoral, le cadrage médiatique des enjeux sociaux. Les révélations de Cambridge Analytica ne le surprennent pas.
« Ça fait six ans que je travaille sur les stratégies numériques des partis politiques, ça fait six ans que je parle à des stratèges qui pratiquent une analyse très poussée des bases de données, dit au Devoir le professeur de l’Université Laval. Il y a eu des reportages sur ces sujets. On sait que le Parti conservateur du Canada a développé la Constituency Information System Management [CISM], une base de données très performante à laquelle sont intégrées des données achetées. »
L’industrie du conseil politique est moins développée au Canada qu’aux États-Unis, où les firmes fournissent aussi de l’expertise pour enquêter sur les adversaires de leurs clients. Les relations d’affaires entre les partis d’ici et les firmes de publicité ou de sondage semblent d’abord se développer au sommet des organisations, par accointance idéologique.
Le professeur explique que tous les grands partis au Québec colligent des informations sur leurs électeurs potentiels. C’est le nouveau nerf de la guerre politique. Le Parti québécois a été pionnier en la matière avec une base datant de 2012 liée à une plateforme de mobilisation (L’Atelier, devenu monpq.org). Le Parti libéral est beaucoup plus discret sur ses pratiques.
« Les données s’accumulent sur une base volontaire dès qu’on se branche, explique le professeur. Les partis demandent aux gens de fournir des informations en présumant qu’ils consentent à leur utilisation. On tient pour acquis qu’il y a une espèce d’entente tacite et morale entre l’internaute et le parti. »
Protégez-nous !
Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada estime que l’intégrité du processus électoral est menacée lorsque les partis politiques ne sont pas assujettis aux lois qui encadrent l’utilisation et la gestion des renseignements personnels des citoyens. Dans une entrevue accordée à La Presse canadienne, le commissaire Daniel Therrien a dit qu’il s’agit là d’une lacune importante dans la loi canadienne. Il soutient que les partis politiques devraient être eux aussi soumis aux lois qui régissent l’utilisation des renseignements personnels, afin de prévenir toute manipulation de l’information dans le but d’influencer le vote.
Au Québec, la ministre responsable de l’Accès à l’information, Kathleen Weil, a dit être inquiète des révélations récentes, « surtout lorsqu’on voit que ces informations peuvent être utilisées pour détourner la démocratie ». Thierry Giasson souhaiterait autant de vigilance de la part des élus.
« La ministre Weil aurait dû dire qu’elle prend la situation très au sérieux et que le gouvernement est en train de revoir la Loi électorale, dit-il. Il faut se demander comment nous pourrons davantage protéger la vie privée et la vie démocratique dans le contexte nouveau qui nous définit maintenant. Personne ne fait cet exercice en ce moment, et certainement pas dans les partis politiques, qui sont les derniers à vouloir s’autoréguler parce qu’ils bénéficient du système et de ses failles. »
Le politologue dit aussi que les directeurs généraux des élections au fédéral et au provincial devraient tenir des discours beaucoup plus musclés et critiques sur cette question. Il rappelle qu’en France, les partis n’ont pas le droit d’acheter de données. L’Union européenne a de son côté réclamé cette semaine une « protection totale » des données personnelles.
« Le problème ne vient pas seulement de la collecte de données personnelles : il découle de ce que l’on fait avec ces données et des effets de ces informations sur nos démocraties. C’est ce lien qu’on oublie de faire. Il y a une incidence sur la vie démocratique. Quand on dresse le profil des électeurs, quand on cible les messages, on atténue l’espace public, on atténue le bien commun. On crée des micropublics, des microdébats. On développe des programmes pour répondre à ces intérêts très particuliers. Certains électeurs deviennent plus importants que d’autres, et ça, c’est très problématique en démocratie puisque le vote de chaque citoyen est censé avoir autant d’importance. »