Le nombre de «slasheurs» adeptes du pluritravail est en progression

Leurs habiletés plurielles font de ces travailleurs caméléons un atout précieux pour de plus en plus d’entreprises en transformation. Voici venus les « slasheurs », ces mordus du pluritravail qui carburent à la polyvalence et au multitâche.
Avant même que le mot « slasheur » ne soit inventé, Marielle Barbe, professionnelle enthousiaste, a cumulé pendant des années les emplois les plus divers. Butinant d’un projet à l’autre, elle s’est frottée à l’entrepreneuriat, explorant sans cesse de nouvelles avenues professionnelles. D’assistante-réalisatrice à formatrice à auteure de jeux télévisés, celle qui vient de publier Profession slasheur a mis un temps avant de faire son « coming out », comme elle dit.
« J’ai été slasheuse sans même savoir que le mot existait. J’avais l’impression de ne jamais avoir ma place, d’être perçue comme le vilain petit canard. J’espérais toujours que je réussirais à trouver ma voie », raconte-t-elle aujourd’hui.
Elle crut longtemps qu’elle finirait par trouver « sa voie », portant son parcours en dents de scie comme un boulet, avant de tomber sur le livre One Person, Multiple Careers, de l’auteure Marci Alboher.
Un phénomène qui monte
L’Américaine, avocate et collaboratrice au New York Times, y décrit la montée en flèche aux États-Unis des pluritravailleurs, qui fuient l’ennui qu’incarne pour eux le monotravail dans un poste à temps plein. Baptisés slasheurs en raison des barres obliques (les slashes) qui s’additionnent sur leurs profils, ils assument pleinement ce trait incliné entre leurs identités multiples.
Selon la consultante/formatrice/auteure de Profession slasheur, qui explore elle aussi dans son livre cette nouvelle tendance, la France ne compterait pas moins de 4,5 millions de slasheurs (16 % de la population active). Ils seraient plus de 30 millions aux États-Unis, où le tiers de la main-d’oeuvre (57 millions de personnes) est constitué de travailleurs autonomes. Cette catégorie aurait connu une hausse de 12 % entre 2010 et 2015.
Un coup de sonde mené en France par le Salon des micro-entreprises (SME) montre que 70 % de ces nouveaux abonnés au travail multiple le font par choix plutôt que par obligation, et 27 % pour mettre une de leurs passions à profit.
Slasheur : mode d’emploi
Slasheuse et fière de l’être, Alexandra Cauchard, conférencière/coach/fondatrice de la firme de consultation en innovation Shaker, soutient qu’il existe différents profils de slasheurs. « Il y a des “slasheurs obligés”, qui cumulent les emplois pour obtenir un revenu décent. Mais le phénomène qui croît, c’est celui de gens salariés qui développent en parallèle un statut d’autoentrepreneur. »
C’est le cas de François Boucher, directeur d’Exodrone Montérégie, qui, en marge de son poste à temps partiel à la société de production électrique Hydro-Québec, fait voler des drones pour des compagnies de production de vidéos, en plus de gérer une école de pilotage de drones dans sa région. « Quand j’ai commencé ma formation comme pilote, j’étais comme un enfant qui vient de découvrir un trésor. Dès la fin de mon cours, mon aventure a commencé avec la photographie aérienne et, très vite, j’ai décidé d’ouvrir ma propre école », explique ce slasheur, qui dit avoir ainsi « trouvé sa façon de réaliser son rêve ».
Les idées les plus percutantes surgissent souvent au carrefour des savoirs et des compétences
Actuaire de profession, Dany Lemay ne saurait lui non plus se passer de sa « deuxième vie ». S’il passe le plus clair de son temps à conseiller ses divers clients en gestion de risques financiers, il est présentement derrière le micro à Pyeongchang pour commenter les performances en patinage de vitesse. Une façon pour cet ex-athlète de rester en contact avec le sport qu’il a pratiqué pendant 20 ans et de continuer à faire le tour de la planète.
« La technologie me permet de faire mon travail d’actuaire à distance. Grâce au décalage horaire, je suis en ondes le jour, pendant que mes clients dorment ! Je fais mon travail à distance par courriel les matins et les soirs », explique ce slasheur, qui en est à ses troisièmes Jeux olympiques.

Bonheurs pluriels
Alexandra Cauchard, elle, a choisi l’entrepreneuriat pour pouvoir marier ses différentes aspirations professionnelles. Consultante en innovation, la slasheuse ne connaît pas de semaine lambda et peut rencontrer des clients le lundi, animer un atelier sur la créativité le mercredi et prononcer une conférence sur l’innovation collaborative en entreprise le vendredi.
« Je travaillais déjà comme journaliste spécialisée en ressources humaines, mais je passais 30 % de mon temps à développer l’innovation au sein de l’entreprise pour laquelle je travaillais. D’autres employeurs m’ont demandé de faire la même chose pour eux. J’ai gardé ma casquette de journaliste, mais je suis devenue indépendante pour donner des conférences, en plus de devenir coach pour la prise de parole en public », dit-elle.
Ce cocktail convient parfaitement à cette femme-orchestre du travail en quête de diversité. « C’est vraiment un choix et ça me rend super heureuse. L’hyperspécialisation et le travail en silo, ça ne fonctionnait pas pour moi », dit-elle.
Cette nouvelle façon d’envisager le travail est le propre de travailleurs curieux, autonomes et plus dynamisés par la découverte que la continuité. Éternels touche-à-tout, les slasheurs cumulent souvent les centres d’intérêt, affirme Marielle Barbe, qui les qualifie d’ailleurs de « serial learners ». Leurs passions variées les obligent à apprendre constamment, à se réinventer et à vivre de nouvelles expériences.
« Les slasheurs préfèrent les chemins de traverse aux autoroutes toutes tracées d’avance, qui les ennuient. Ils parviennent à amalgamer des compétences connexes et ces liens font en sorte qu’ils deviennent très efficaces », estime-t-elle.
Mais si les mutations du monde du travail favorisent l’apparition de ce nouveau profil de travailleurs, la propension à l’ubiquité professionnelle se logerait par contre bien loin, au plus profond de l’identité des individus qui y trouvent leur pied, assure l’auteur de Profession slasheur.
Qui suis-je ?
Bien des polygames professionnels traversent une période d’incubation avant de cerner le slasheur qui sommeille en eux, pense Isabelle Dowd, aujourd’hui correctrice au Devoir, mais aussi rédactrice/chanteuse/compositrice.
Tout semblait aller pour le mieux pour cette chanteuse, aussi correctrice d’épreuves, jusqu’à ce qu’on lui offre, à 27 ans, un emploi à temps plein. « Le fait de savoir que mon horaire allait être prévisible, ça devenait un carcan où il n’y avait plus de place pour la musique », dit-elle.
Celle qui butinait déjà de festival en événement avec divers groupes de musique décide alors de tout lâcher pour se consacrer à la musique. Mais rapidement, la vie de nomade en tournée érode ses certitudes. Elle retourne à la correction, où son professionnalisme lui vaut à nouveau un poste à temps plein au Devoir. Rapidement, le spleen revient au galop. Au bout d’un an, elle demande à ne travailler qu’à temps partiel. « L’idéal était un alliage de mes deux vies, qui font appel à des compétences complètement différentes, mais essentielles. Mon équilibre, je le trouve dans un savant dosage entre mon côté rationnel et mon côté créatif », confie-t-elle.

Déjà toute petite, l’auteure de Profession slasheur dit n’avoir jamais pu ou voulu répondre à la question : « Que veux-tu devenir plus tard ? ». La question qui tue ! Pourquoi faudrait-il se limiter, dit-elle, puisque tant de gens sont des « couteaux suisses » en puissance ?
Drôles d’oiseaux
Plus facile à dire qu’à faire, par contre. Ces profils atypiques sont souvent mal perçus dans certains milieux, où les changements de cap dans les CV attirent la suspicion plutôt que l’intérêt des employeurs.
Bien des slasheurs taisent leurs activités parallèles de crainte que cela n’entache leur crédibilité professionnelle, affirme Alexandra Cauchard. « Dans le secteur industriel, je connais des gens qui ne vont surtout pas ajouter à leur CV qu’ils sont aussi masseur ou professeur de yoga en dehors des heures de travail. Mais dans d’autres secteurs d’emploi, comme le mien, celui de l’innovation, c’est plutôt bien perçu », dit-elle.
Maude Choko, avocate de formation/auteure dramatique/scénariste et touche-à-tout, en sait quelque chose. Elle a dû quitter sa carrière à l’Université d’Ottawa pour pouvoir poursuivre ses projets d’écriture. Mener les deux de front devenait incompatible. Pourtant, ces deux mondes pourraient se rencontrer et s’enrichir l’un l’autre, croit-elle.
« Que je sois en cour ou devant un public de théâtre, j’ai cette facilité à capter un auditoire. La discipline acquise pour travailler sans cesse des textes me vient aussi du droit. Les trucs appris dans une profession me servent dans l’autre. »
Pour Marielle Barbe, les « polyactifs » qui rongent leur frein dans des emplois fixes sont plus nombreux qu’on ne le pense. Leur diversité devrait être vue comme un atout plutôt que comme une tare. « J’ai décidé d’écrire ce livre justement pour que les gens qui vivent cela cessent de souffrir du regard qui est porté sur eux. »
Vision récente
Le travail linéaire et ultraspécialisé est une vision récente, héritée de la révolution industrielle, soutient l’auteure de Profession slasheur. Dans un monde du travail où l’on ignore encore quels seront les métiers en 2050, les slasheurs auront « une longueur d’avance », ajoute Marielle Barbe. « Les enfants et les jeunes générations, élevés à l’ère du multitâche, ne vivront pas dans un monde dominé par le monotravail. »
À son avis, les entreprises ont tout intérêt à commencer à moduler leurs cadres de travail pour attirer ou retenir ces employés à géométrie variable. Nombre de pépites cachées demeurent inexploitées au sein des entreprises et devraient être mises à profit, estime Mme Barbe. Le cumul des compétences, défend-elle, crée de la valeur ajoutée. « Pour moi, un plus un font trois. »