Les mutations de l'antisémitisme
La «nouvelle judéophobie» n'est plus aujourd'hui la fin d'une race juive que les antisémites souhaitent, mais la fin d'un État. Les juifs, dans l'histoire, ont presque toujours été victimes de haines particulières. Mais celle que leur vouaient les pensées d'extrême droite, au début du XXe siècle, et qui a mené à la Shoah, semble avoir à peu près disparu, sinon être devenue marginale, selon l'avis de spécialistes de la question. Ce n'est plus aujourd'hui la fin d'une «race juive» que les antisémites souhaitent mais la disparition d'un État, Israël, et, à travers lui, tous ceux qui seraient susceptibles de le soutenir. Retour de l'antisémitisme ou mutation? Entretien avec Alain Finkielkraut et Pierre-André Taguieff, deux intellectuels français, où la «nouvelle judéophobie» se déploie trop souvent «au nom de l'autre».
L'antisémitisme a-t-il muté? On peut se poser la question devant ce qu'on a su de la note collée au mur de l'école primaire United Talmud, dans l'arrondissement Saint-Laurent, à Montréal, dont la bibliothèque a été incendiée dans la nuit de lundi à mardi. Dans cette note laissée par les incendiaires, on faisait référence — selon ce qu'ont rapporté les médias — aux récentes attaques des Israéliens contre les Palestiniens. L'incendie y était présenté comme une réponse à l'assassinat du fondateur du Hamas, cheik Ahmed Yassine.Plusieurs actes antisémites, comparables à celui qui s'est produit à Montréal cette semaine, ont été perpétrés ces dernières années, notamment en France, où le conflit israélo-palestinien semble avoir débordé plus que partout ailleurs. Dans le journal Le Monde, Roger-Pol Droit en faisait récemment une énumération: «Des synagogues incendiées, des rabbins molestés, des filles insultées pour une étoile au cou, des garçons pris à partie pour une kippa. La liste des "incidents" s'allonge tous les jours. Les graffitis insupportables se multiplient dans les universités, les cités, les cimetières.»
Le Québec et le Canada ne sont pas à l'abri, comme on l'a vu cette semaine. Souvenons-nous qu'en mai 2002, une bombe avait explosé devant une synagogue de Québec. Le mois dernier, des graffitis haineux se sont multipliés à Toronto sur des portes de maisons de résidants juifs et de pierres tombales hébraïques.
L'antisémitisme, aujourd'hui comme jadis, prend plusieurs formes, comme on l'a souligné lors d'un grand colloque sur la question, tenu à l'université McGill le mois dernier. Une organisation juive, par exemple, a récemment dénoncé une liste des 50 personnalités américaines les plus influentes, établie par la revue canadienne anticonsommation Adbusters, où les juifs de l'entourage du président Bush, tels Wolfowitz et Kristol, étaient clairement identifiés par des points noirs. Comme au temps de la chasse aux sorcières anticommuniste aux États-Unis, où on reprochait aux juifs d'être «représentés de façon disproportionnée» dans les rangs des rouges.
Retour ?
Peut-on parler d'un retour de l'antisémitisme? «Ce serait enfermer les nouveaux démons dans de vieux schémas», affirme Alain Finkielkraut, philosophe et essayiste français bien connu, qui insiste sur les aspects nouveaux de la haine des juifs.
Mais revenons en arrière. C'est pourtant Finkielkraut, à la fin des années 90, qui avait montré comment l'antisémitisme était instrumentalisé dans les Balkans. Pour épingler le nationalisme des peuples croate et slovène, pour discréditer leur mouvement, on avait fortement insisté, en Europe et en Occident, sur leur passé antisémite. Non sans ironie, en 1998, il écrivait dans Le Monde: «Ah qu'il est doux d'être juif en cette fin de XXe siècle! Nous ne sommes plus les accusés de l'histoire, nous en sommes les chouchous. L'esprit du monde nous aime, nous honore, nous défend, prend en charge nos intérêts; il a même besoin de notre imprimatur. Les journalistes dressent des réquisitoires sans merci contre tout ce que l'Europe compte encore de collaborateurs ou de nostalgiques de la période nazie. Les Églises se repentent, les États font pénitence, la Suisse ne sait plus où se mettre et les Serbes nous dédient la destruction de la ville de Vukovar comme si nous étions leur belle et qu'ils avaient toréé pour nous.»
Lorsqu'on lui relit ses propres phrases, Alain Finkielkraut s'étonne des changements survenus depuis seulement six ans. «Évidemment, je ne dirais plus les choses ainsi.» Mais il remarque que «l'Europe, si on lui désigne une résurgence, ici ou là, de son vieil antisémitisme, ne fait ni une ni deux: toutes ses élites condamnent sans la moindre hésitation la judéophobie quand elle vient de l'extrême droite, des nostalgiques du fascisme.» Pierre-André Taguieff, spécialiste français de l'antisémitisme, qui a fait de nombreux travaux sur la question, affirme ceci: «Tant que l'antisémitisme n'est que souvenirs, commémoration d'un vieux discours, on le dénonce de façon extrêmement violente. L'indignation rétrospective est plus facile.»
Islamo-progressisme
Alain Finkielkraut soutient même que les juifs n'ont plus tellement à craindre du fascisme, «qui est mort», ou du racisme scientiste, «qui est discrédité». Mais ils ont tout à craindre, dit-il, de «l'islamo-progressisme, l'alliance entre l'antisémitisme arabo-musulman et une nouvelle radicalité révolutionnaire». Cette alliance, on l'avait vue à l'oeuvre à la conférence sur le racisme à Durban, où des groupes opposés à Israël avaient repris le fameux Protocole des sages de Sion, faux document bricolé par des antisémites il y a plus de 100 ans pour «démontrer» l'existence d'un complot juif international. L'islamo-progressisme, Finkielkraut dit l'avoir aussi vu lorsque José Bové, «l'Astérix de l'altermondialisation», a embrassé le prédicateur islamiste Tarik Ramadan, il y a quelques mois. «Il faut savoir que ce dernier avait commis, sur un site Internet du Forum social européen, un article très ouvertement antisémite. Il avait notamment dressé une liste noire d'intellectuels juifs, coupables de soutenir Israël, et il avait imputé la guerre en Irak aux "sionistes de la Maison-Blanche", ce qui lui avait valu d'être accueilli comme un héros par plusieurs altermondialistes.»
Dans ces milieux, poursuit Finkielkraut, beaucoup de gens sont passés de l'attitude éthique — développée notamment par Emmanuel Lévinas —, qui consiste à prendre le parti de «l'autre», à une véritable «religion de l'autre». Une attitude abstraite qui en a conduit plusieurs à prendre fait et cause pour les Palestiniens, lesquels se muent ainsi en «victimes parfaites», contre des juifs, transformés du coup en bourreaux tout aussi «parfaits». S'ensuit une quasi-nazification des juifs, que certains ont cru percevoir dans un texte cosigné par le sociologue Edgar Morin, où ce dernier écrivait: «Les juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens. Les juifs qui furent victimes d'un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les juifs victimes de l'inhumanité montrent une terrible inhumanité. Les juifs, boucs émissaires de tous les maux, "bouc-émissarisent" Arafat et l'Autorité palestinienne, rendus responsables d'attentats qu'on les empêche d'empêcher.»
Pour ce texte, une organisation juive a même intenté une poursuite contre Edgar Morin devant les tribunaux. Alain Finkielkraut n'est pas très chaud face à la voie judiciaire, pas plus que Pierre-André Taguieff. Mais le premier signale toutefois que dans le texte de Morin, on ne s'en prenait pas spécifiquement au gouvernement israélien mais «aux juifs», généralisation qu'il juge source de dangers. Pierre-André Taguieff ajoute qu'il est «tout à fait légitime de critiquer le gouvernement d'Israël actuel». Ce qui ne relève pas à ses yeux de la liberté de critique, «c'est la volonté de détruire Israël, ce qui suppose que les juifs seraient le seul peuple n'ayant pas droit à un État».
Cette volonté est au coeur de la pensée que Taguieff nomme l'islamo-terrorisme. Or cette dernière mouvance arrive souvent, note-t-il, «à s'allier avec toutes les variétés de néo-tiers-mondisme, de néogauchisme, de néocommunisme. Et c'est un phénomène très visible aujourd'hui dans les manifestations, où on voit des gauchistes à côté d'islamistes radicaux».
Ce qui, selon lui, est une des figures les plus inquiétantes de la nouvelle judéophobie.