Un an après l’attentat de Québec, les liens tissés se relâchent

Les Québécois étaient nombreux à participer à une veillée au lendemain de l’attentat à la grande mosquée de Québec (notre photo). Des activités commémorant le douloureux événement auront lieu jusqu’à lundi. 
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Les Québécois étaient nombreux à participer à une veillée au lendemain de l’attentat à la grande mosquée de Québec (notre photo). Des activités commémorant le douloureux événement auront lieu jusqu’à lundi. 

Samira Laouni tire un douloureux constat à la veille des commémorations des événements du 29 janvier 2017: la « solidarité absolue » avec les personnes de confession musulmane témoignée par les Québécois au lendemain de l’attentat à la grande mosquée de Québec s’est « effritée » au fil de la dernière année, dit la présidente de l’organisme Communication pour l’ouverture et le rapprochement interculturel (C.O.R.). L’islamophobie — qui affaiblit « les liens sociaux entre tous les Québécois et les Québécoises » — a, elle, gagné du terrain, ajoute Abdelwahed Mekki-Berrada. Le professeur au Département d’anthropologie de l’Université Laval appelle à la « vigilance » la population québécoise.

Mme Laouni, M. Mekki-Berrada et des dizaines d’autres personnes se sont interrogés sur des moyens de « juguler cette peur qui se transforme en islamophobie » à l’occasion du colloque « Vivre ensemble avec nos différences », vendredi à Québec.

La fusillade au Centre culturel islamique de Québec (CCIQ), qui a fait six morts et cinq blessés graves, a suscité une « réaction générale de compassion et de soutien à travers tout le Québec », se rappelle Samira Laouni. En effet, des milliers de personnes avaient bravé le froid afin d’exprimer leur soutien à la communauté musulmane lors d’une veillée dans le quartier Sainte-Foy, le 30 janvier 2017. « [Cette] solidarité absolue nous prouvait que le Québec était, et est encore, une terre d’accueil, de bienveillance et de respect. Malheureusement, cette merveilleuse solidarité s’est effritée », soutient Mme Laouni devant un parterre de dizaines de personnes. « Après seulement quelques semaines, les réseaux sociaux se sont enflammés avec des propos haineux, le populisme s’est décomplexé, ce qui a entraîné l’éclosion [de groupes] d’extrême droite. Ils ont poussé comme des champignons, particulièrement dans la région de Québec ; quelques-uns plus dangereux que d’autres », ajoute-t-elle. La diplômée de la Sorbonne mène une lutte énergique contre les préjugés, qu’elle voit comme des obstacles de taille à l’intégration socioéconomique des « personnes musulmanes ou bien qu’on imagine musulmanes ». Pour y arriver, elle multiplie les échanges entre « les anciens et les nouveaux Québécois ».

D’ailleurs, un Québécois « de souche » lui demande : « Comment fait-on le pont » entre les Québécois de « culture tellement musulmane » — « ce n’est pas un reproche », précise-t-il — et les Québécois qui ont tourné le dos au christianisme ?

« Vous êtes athée, je suis musulmane, ça ne fait pas de nous des “plus québécois”. Par contre, si vous et moi nous nous mettions aujourd’hui sur un projet de construction d’un Québec pour demain, je crois que nous parviendrons à faire de ce Québec le meilleur qui soit », répond Samira Laouni, précisant être « Canadienne, Québécoise, d’origine marocaine, de confession musulmane, épouse aimante, mère de quatre enfants, dont un est décédé, [détentrice] d’un doctorat de la Sorbonne, militante ». « Je suis tout cela. » Bref, pas seulement musulmane.

La responsabilité collective

 

Mais la méfiance persiste, et ce, en dépit de l’apport des musulmans à la société québécoise. « [Cette méfiance] peut conduire au rejet ou, pire, à la haine. […] Comment une personne passe-t-elle de la peur de l’islam, qui lui est inconnu, au rejet du musulman et, finalement, dans les cas extrêmes, à l’islamophobie ? » demande Mme Laouni.

Selon elle, « toute la société porte une responsabilité pour rassurer [plutôt que d’]inquiéter davantage les personnes frileuses », à commencer par les médias. « Le bruit médiatique fait autour de nous est inversement proportionnel à notre quantité réelle », fait-elle valoir, après avoir rappelé que les personnes de confession musulmane constituent 3,8 % de la population québécoise, selon le dernier recensement de Statistique Canada (2016).

Le titulaire de la Chaire d’enseignement et de recherches interethniques et interculturels (CERII), Khadiyatoulah Fall, souligne que « le problème de l’islam, ici, c’est la religiosité, la pratique religieuse des musulmans ». « Ce qui structure le regard des Québécois sur l’islam, c’est qu’ils voient l’islam comme une religion de pétitions, une religion de demandes continuelles et une religion qui ne peut pas se mettre à la table de la démocratie et à la table de l’égalité des droits », fait remarquer le professeur à l’UQAC.

« Islamophobie savante »

Abdelwahed Mekki-Berrada se préoccupe tout particulièrement des chroniqueurs de tout poil qui sombrent dans le « sensationnalisme médiatique orientaliste et populiste » et font leurs choux gras des « radicalités en islam ». Ce faisant, ils démontrent leur ignorance de « la complexité plurielle de 1400 ans d’histoire » de cette religion monothéiste, « se content[ant] d’un copier-coller du prêt-à-penser made in France » par « des Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut et Gilles Kepel », estime-t-il. « Ils appellent à exclure de la pensée non pas toute critique de l’islam, mais toute critique de l’islamophobie », poursuit le chercheur.

Abdelwahed Mekki-Berrada craint que l’« idéologie islamophobe » véhiculée pour l’heure par des groupuscules au Québec confortés par « une pelletée de xénophobes radicaux, une petite poignée d’universitaires en manque de visibilité, de rares élus et de quelques chroniqueurs et essayistes se voulant savants, mais encore prisonniers des logiques orientalistes et coloniales des XVIIIe et XIXe siècles » se « répand[e] rapidement au Québec alors que se poursuit l’internationalisation de l’extrême droite radicale ». « La vigilance s’impose donc. Elle est même urgente. »

« Une sortie solidaire et des milliers de câlins le 29 janvier de chaque année, c’est formidable — quel bonheur de voir cette solidarité —, mais est-ce suffisant ? conclut le professeur Abdelwahed Mekki-Berrada. Je n’ai pas la réponse. »

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