Le droit à l'existence

La recherche identitaire ne se fait pas sans danger. À se remémorer l'histoire, une conclusion s'impose: il est plus facile de définir ce que l'on est dans un geste d'opposition à l'autre que dans l'affirmation de soi. Quand la démarche est individuelle, les conséquences d'une telle action semblent légères. Quand elle se fait toutefois à un niveau dit de «conscience nationale», cela peut aller jusqu'à l'horreur. Qui eut pu ainsi prévoir il y a un siècle que le monde moderne allait vivre une autre grande période de génocides, celui du peuple juif, des Roms et autres tziganes, connaître ces massacres collectifs perpétrés par les Khmers rouges et autres Hutus, sans parler des guerres fratricides menées dans les Balkans ou en Indonésie?

Mais cela semble toujours se produire ailleurs. À ce qu'il paraît. Les événements, s'ils sont vécus au quotidien, ne sont que le fait de manchettes de journal ou d'images de téléjournal. Le sentiment alors généré en est un d'impuissance, souvent d'une indifférence causée par la répétition des mêmes gestes qui gèrent la crainte, de peur qu'un jour de telles actions dérangent l'habituel quotidien (et alors certains espèrent que les forces de l'«ordre» auront la capacité et les moyens de réagir pour protéger la paix collective d'une telle menace).

Temps de progrès

L'Occident et, aujourd'hui, l'Extrême-Orient aiment décrire le monde en termes de progrès, où la réussite devient l'aune à laquelle on mesure toutes choses. Cette misère décriée, qui est la caractéristique des pays en état de sous-développement, ne peut, dans un tel contexte, n'être qu'un fait isolé.

Cela était vrai jusqu'au début des années 80 de l'autre siècle, quand le néolibéralisme devint la politique officielle de la grande démocratie américaine. Couplées au phénomène d'une large consommation de drogues dites «dures», les politique antisociales de l'administration Reagan jetèrent à la rue des milliers de miséreux, autant de «taches» dans le paysage des grandes villes. Les laissés-pour-compte de la nouvelle économie font maintenant partie du décor urbain, plus nombreux que les arbres qui parsèment les rues et les parcs.

Avec les années, de cette misère il semble être devenu facile de s'accommoder, la partie la plus visible de son visage — les squeegies et autres agressifs — ayant été mise au ban: il fallait comprendre que la tolérance a ses limites. Pourtant, sur la planète, on aimerait que cette tolérance soit la norme minimale dans l'établissement des relations humaines, dans les négociations d'État à État, de peuple à peuple: il deviendrait alors possible d'établir le dialogue.

Une telle tolérance par contre suffit-elle? «Tolérer quelqu'un implique que l'autre se sent supérieur. Il faut aller plus loin. Il faut viser la reconnaissance, le respect total de l'autre. Le terme "tolérance" doit justement être compris comme le droit à la différence dans le respect de la vie de l'autre», déclare d'ailleurs en succession Judah Castiel, le président de l'Institut de la culture sépharade de Montréal. Pour un autre, le cardinal-archevêque Jean-Claude Turcotte, il faut aussi pousser plus loin l'acceptation de la différence: «Je considère le mot tolérance comme un peu négatif. Tolérer, ça veut dire "tu es comme cela, je t'accepte mais pas plus que cela"; j'aime beaucoup mieux le mot respect, qui est essentiel à la paix.»

Réussite sociale

Tolérance, respect, ces valeurs sont loin d'avoir la cote. Et là encore, l'auraient-elles qu'elles ne cacheraient point les torts causés par d'autres valeurs, celles qui sous-tendent le fonctionnement des sociétés avancées. Le succès individuel y est devenu la norme et il se mesure en termes de gains et de pertes individuels. L'Amérique, entre autres, nous démontre qu'il est facile de faire admettre par toute une société que les gains annuels d'un seul dépasse les revenus de tout un État du tiers-monde: Bill Gates n'a-il point bien mérité ses milliards annuels, qu'il peut distribuer si généreusement, comme il l'entend, à divers organismes humanitaires?

La consommation est, dans ces pays, devenue une nécessité: le moteur de l'économie est alimenté par un remplacement incessant des biens et produits de base, entraînant le gaspillage des ressources et une pollution de tous les environnements, tant physiques que mentaux ou culturels. L'espace collectif est ainsi la somme des espaces individuels, où le lieu de chacun ne peut déborder sur le territoire de l'autre. L'aventure collective n'a alors plus de raison d'être.

Au mieux, l'action commune se résume à garantir la protection de chacun des petits mondes dans lesquels la majorité des citoyens se réfugie, quitte à ne voir des autres que des images médiatiques et à n'entendre de leurs voix que les cris qu'ils poussent de plus en plus fort. La misère, la vraie, tout comme l'intolérance exprimée sous toutes ses formes — avons-nous l'illusion de croire — ne serait pas une caractéristique de nos sociétés. Quand cela a vraiment lieu, ce serait ailleurs. Dans un monde loin de chez nous. Ici, à tous serait assuré le droit à la pleine existence. Est-il toujours possible de croire en de telles affirmations?

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