Une entrevue avec Jean-Claude Turcotte - Le siècle du respect des autres et du partage

Chrétiens, juifs et orthodoxes célèbrent exceptionnellement cette année leur Pâques le même jour: événement rare qui pourrait s'inscrire comme dans la suite du rapprochement entre ces différentes confessions religieuses. Pour le cardinal-archevêque de Montréal, Jean-Claude Turcotte, l'occasion est belle d'apporter une réflexion sur la tolérance et le respect.

Le cardinal-archevêque de Montréal est inspiré par une heureuse concordance: «La fête chrétienne de Pâques est issue en droite ligne de la Pâque juive, qui est la grande fête de la libération du peuple, quand celui-ci a quitté l'Égypte pour aller retrouver la terre promise dans le désert. Les Pâques chrétiennes se sont déroulées pendant celle des juifs, au moment où Jésus était sur terre; s'est alors rajoutée à cela la libération des gens en Jésus-Christ qui, par sa résurrection, a ouvert à une vie nouvelle.» Il salue l'harmonie qui règne entre la fête et l'avènement du printemps: «Celle-ci arrive à un moment de l'année où la nature est particulièrement parlante. C'est la fête de la vie, des feuilles qui reviennent et de la chaleur qui s'installe. Il me semble que tolérance et Pâques, ça va bien ensemble, du moins à première vue.»

Tolérance et religion

Au cours des dernières décennies, il s'est produit un rapprochement sensible entre différentes confessions religieuses. Depuis un certain temps, il semble que ce courant ait été endigué et qu'il ait atteint un point de saturation. Le cardinal est vivement intéressé par la question de la tolérance religieuse, qu'il aborde dans ses aspects positifs et négatifs: «Au bilan du positif, je pense que tous les gens qui sont croyants — ce qui fait beaucoup de monde et qui comprend aussi bien les juifs et les chrétiens que les musulmans —, je pense donc que ces gens-là qui croient à un être supérieur, créateur de la terre et duquel on dépend, sont condamnés à se mettre ensemble et à se rencontrer sur un terrain où ils sont à l'aise face à ce que j'appellerais une certaine montée de l'athéisme ou de l'indifférence religieuse.»

En contrepartie, il lui apparaît que les chrétiens devraient être en mesure de se rallier: «On a un même Dieu, on croit au Christ, à l'Église et aux sacrements; il y a tellement de choses qui nous rapprochent. Par ailleurs, de ce côté-là je dois dire que le mouvement d'unité a un peu ralenti au cours des récentes années, et je trouve dommage qu'il en soit ainsi à cause de questions techniques comme, par exemple, l'ordination des femmes dans certaines Églises. De tels sujets font notamment en sorte que le dialogue devient très difficile entre chrétiens et orthodoxes.» Il espère un déblocage: «Au lieu de se concurrencer dans le champ missionnaire, on pourrait peut-être se "complémentariser". Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas s'entendre, comme le faisaient les papes au Moyen-Âge, pour dire "telle région du monde, on va la donner aux Espagnols ou aux Portugais, aux orthodoxes ou aux chrétiens". Pourquoi on ne procéderait pas de la même façon? C'est la même religion, c'est le même Dieu.»

Tolérance et mondialisation

D'aucuns perçoivent la mondialisation comme une espèce de visage à deux faces. Celle-ci propose, d'un côté, une ouverture sur le monde et un partage des ressources; d'autre part, elle contribue à creuser l'écart entre le Nord et le Sud, entre les pays bien nantis et ceux qu'afflige la pauvreté. L'archevêque de Montréal

en est bien conscient: «La tolérance, ça va être la vertu du XXIe siècle. Il va falloir qu'on apprenne à se respecter dans nos différences dans ce village global qu'on est devenu. Ceci est vrai au plan culturel, social et économique. Quand vous touchez à ce phénomène de la globalisation des marchés, c'est là qu'il devient dangereux que celle-ci entraîne une espèce d'intolérance involontaire des gens d'affaires qui veulent faire des sous; ce n'est pas nécessairement mauvais que de vouloir réussir dans ses entreprises, ce n'est pas péjoratif, mais il ne faut pas le faire au détriment des gens qui ont moins.»

Dans cette optique, il formule un souhait: «Face à ce phénomène, on doit trouver un esprit de tolérance profond qui fera en sorte qu'on va accepter d'en faire un peu moins pour permettre à ceux qui sont plus démunis d'en faire un peu plus.» Pour lui, c'est une question de respect: «Autrement, le plus gros va toujours écraser le plus faible et les gens qui vivent dans le tiers ou le quart-monde vont avoir de plus en plus de misère à s'en sortir s'ils ne reçoivent pas un petit coup de pouce.» Il cite à titre d'exemple la culture des fruits en Amérique du Sud: «Si on n'y prend garde, ces gens-là vont cultiver à perte pour enrichir des grosses compagnies américaines et canadiennes.» Tout le secteur des filatures le préoccupe également: «C'est un métier qui demande très peu d'expertise et on a tendance à refiler au tiers-monde ce genre d'emplois. Il nous serait peut-être possible de délaisser certains champs pour que ces gens-là puissent sortir de leur misère. Autrement, on va durcir les positions, élargir le fossé qui se creuse constamment entre les riches et les pauvres.»

Il importe, à ce point de vue, de conduire une réflexion sur le plan économique à travers le prisme du phénomène de la mondialisation: «La globalisation permet justement beaucoup plus d'échanges, de respect envers la diversité des gens et de partage des richesses à travers le monde; mais on en est vraiment aux balbutiements de tout cela parce que le système de marché ne va vraiment pas dans ce sens-là. Ce système aura à faire cette découverte, me semble-t-il, si on veut accéder à une paix et à une justice sociales dans notre monde au cours des années qui viennent.»

Tolérance et paix

La terre continue d'être secouée par des conflits armés qui comportent encore et toujours leur lot d'atrocités. Une intolérance extrême s'impose dans plusieurs points chauds du globe et la menace du terrorisme plane partout sur la planète. Comment s'inscrit pour le cardinal Turcotte la tolérance dans la recherche de la paix? «Je considère le mot tolérance comme un peu négatif. Tolérer, ça veut dire "tu es comme cela, je t'accepte mais pas plus que cela"; j'aime beaucoup mieux le mot respect, qui est essentiel à la paix, surtout aujourd'hui où on sent bien qu'il y a, sous-jacent à tout ce phénomène, des guerres et des difficultés à construire cette paix dans le monde, des manques de respect profond, que ce soit entre certaines ethnies, et qui ont mené à des génocides dans quelques pays, ou que ce soit entre religions ou groupes extrémistes.»

À ce propos, il se souvient d'avoir participé à des émissions sur la guerre en Irak en compagnie de collègues imam et rabbin: «D'un point de vue religieux, si on prend en considération seulement nos messages respectifs émanant de la Bible, du Coran et de l'Évangile, on se rencontre tout à fait sur la notion de paix. Il n'y a pas de divergences profondes. Cependant, sur la notion de respect, il existe une petite différence; il reste que nous, les chrétiens, on est allé jusqu'au pardon des offenses, jusqu'à un certain dépassement de la justice, finalement. J'ai l'impression que les autres religions vont avoir à réfléchir à cela.» Le pardon est le prix à payer pour la paix: «Il est urgent que ce soit une notion sur laquelle de plus en plus de monde réfléchisse, autant sur le plan religieux que politique. Je ne vois pas comment on peut arrêter des guerres s'il n'y a pas, à un moment donné, un pardon qui est accordé.»

Tolérance citoyenne

Les sociétés modernes sont devenues beaucoup plus hétérogènes et complexes à la fois sur les plans démographique, culturel, religieux et linguistique. Montréal reflète bien cette réalité et elle se présente comme une sorte de microcosme à cet égard. Pour le cardinal, la vie en harmonie, dans un tel contexte, passe là encore par le respect: «On a encore à apprendre dans ce domaine. D'abord, il faut connaître l'autre; une fois connu, on doit éprouver une certaine estime envers lui, à la suite de quoi se créent de l'amour et de l'amitié qui nous rendent possible de ne pas voir cet autre comme différent, mais comme enrichissant.» Il pose cette question: «Qui d'entre nous n'a pas dans ses amis des gens qui viennent de civilisations lointaines? Il me semble que c'est un progrès. Il est bien évident que cela comporte des difficultés parce que le "différent" nous fait toujours peur, ce qui est normal, mais une fois vaincu tout cet aspect, on découvre assez rapidement comment ça peut être véritablement enrichissant. Quand on parle de tolérance citoyenne, on a à redécouvrir cette richesse qu'on possède de connaître d'autres gens et d'autres cultures.»

Il se montre peut-être trop optimiste, mais il porte ce jugement sur la situation: «Il n'y a pas de ghettos chez nous comme il y en avait à Varsovie pendant la guerre ou dans certains autres pays de l'Europe de l'Est. Dans l'ensemble, il existe des relations assez harmonieuses qui font de Montréal une ville intéressante.» Cela dit, il reste du chemin à parcourir, ce que le cardinal-archevêque ne dément pas tout en lançant ce message d'espoir: «Le XXIe siècle sera peut-être celui du respect des autres ou de la tolérance.»

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