«Inconduite»: l’euphémisme dans l’ombre de #MoiAussi

En matière d’agressions sexuelles, les bons mots sont importants pour décrire les différentes formes d’assaut à l’intégrité du corps des femmes.
Photo: Claude Paris Associated Press En matière d’agressions sexuelles, les bons mots sont importants pour décrire les différentes formes d’assaut à l’intégrité du corps des femmes.

Commettre une agression sexuelle n’est pas « mal se conduire », il s’agit d’un acte criminel. Dans le sillage du mouvement de dénonciation #MoiAussi, plusieurs invitent à nommer plus précisément la violence sexuelle.

Si « féminisme » a été élu mot de l’année 2017 par le dictionnaire américain Merriam-Webster, l’expression « inconduite sexuelle » pourrait facilement remporter un prix citron, si l’on en croit Suzanne Zaccour et Sandrine Ricci. Le mot est défini par plusieurs dictionnaires par « mauvaise conduite », ou même « écarts » et « dévergondage ».

« “Inconduite” est un terme qui participe de l’euphémisation des violences sexuelles », affirme Mme Ricci, sociologue et chargée de cours à l’UQAM.

« Alors qu’on est en train de se rendre compte de la magnitude de la violence sexuelle, c’est comme s’il était rassurant de dire “inconduite”, de voir les agressions comme des problèmes de comportement plutôt que comme des crimes », indique Mme Zaccour, auteure féministe et étudiante à la maîtrise en droit à Cambridge.

L’usage de l’expression semble s’être généralisé, apparaissant dans les titres des médias québécois (presse écrite, télévision ou radio) près de 800 fois, si l’on en croit la base de données Eurêka.

Difficile pourtant de savoir précisément à quoi il fait référence, si ce n’est qu’il prend un sens large pour inclure l’ensemble des actes allégués dans un même article de presse.

« Il est vrai qu’on a tendance à l’utiliser pour cette raison. Mais l’effet pervers est qu’il veut tout englober et peut laisser entendre que la personne a commis les gestes les plus graves, qui sont criminels, ou bien les moins graves, qui ne le sont pas nécessairement », note quant à lui Pierre Trudel, professeur titulaire au Centre de recherche en droit public (CRDP) de l’Université de Montréal.

« Dans les médias, souvent pour décrire l’agression sexuelle, on va essayer d’accoler un autre terme à « allégation ». On prend alors une précaution supplémentaire en disant inconduite, même quand ça répond totalement à la définition d’une agression sexuelle », note à son tour Julie Laforest.

Des catégories claires

 

Les critères pour nommer les violences sexuelles sont pourtant clairement établis par la loi, comme le démontre un guide de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) auquel Mme Laforest a collaboré.

Ce qui est à tort qualifié « d’excentricités » peut en fait correspondre ou non à des infractions à caractère sexuel prévues au Code criminel canadien. Les allégations rapportées dans les médias cet automne comprenaient notamment l’action indécente, l’exhibitionnisme et l’agression sexuelle simple (niveau 1), qui inclut « tout contact de nature sexuelle posé sans le consentement de la personne ».

En matière de précision, « inconduite » est également décrit dans ce guide : « Le fait pour un professionnel de la santé, pendant la durée de la relation professionnelle qui s’établit avec la personne à qui il fournit des services, d’abuser de cette relation pour avoir avec elle des relations sexuelles » et d’autres gestes sexuels.

Alors qu’on est en train de se rendre compte de la magnitude de la violence sexuelle, c’est comme s’il était rassurant de dire “inconduite”, de voir les agressions comme des problèmes de comportement plutôt que comme des crimes

 

« Il ne fait pas référence à une infraction criminelle, mais plutôt à un code de déontologie », résume la conseillère scientifique à l’INSPQ. La trousse date cependant de 2012, et l’expression a pris un certain essor avec les dénonciations de crimes sexuels dans les Forces armées canadiennes, croit-elle.

« Les médias exercent une influence déterminante sur les perceptions et attitudes de la population en matière d’agression sexuelle », indique la trousse. L’intérêt pour ce guide en ligne est d’ailleurs directement proportionnel aux dénonciations médiatisées, note-t-elle, au point où la fréquentation en ligne a doublé cet automne.

La recommandation générale aux journalistes de Julie Laforest est donc d’utiliser « un vocabulaire le plus précis possible sans minimiser les faits ».

L’organisme de Toronto Femifesto tient des propos semblables dans son propre guide, en plus de prodiguer des conseils sur la bonne manière d’aborder des femmes ayant vécu de la violence sexuelle.

« On devrait réserver le terme “inconduite sexuelle” à des commentaires inappropriés, à des grossièretés, mais qui ne sont pas récurrents, car là encore ça deviendrait du harcèlement », conclut-elle.

Culture du viol

 

Cette gymnastique médiatique pour éviter les poursuites en diffamation et respecter la présomption d’innocence serait-elle donc vaine ?

« Les médias sont prudents, certainement, parfois peut-être un peu trop, répond Pierre Trudel. Il est vrai qu’on est dans un univers où ces accusations n’ont pas été examinées par un juge, mais cette prudence ne devrait pas aller jusqu’à diminuer des allégations. »

Dans d’autres domaines où un tribunal n’a pas encore statué, les journalistes ont plutôt tendance à utiliser les mots « présumés » ou « allégués ». Lorsqu’une personne est soupçonnée d’avoir commis un meurtre ou un vol à l’étalage, on verra rarement dans un titre « Meurtrier, accusé de voies de fait et voleur présumé », on se contente plus souvent de « meurtrier présumé » ou d’« accusé de meurtre ».

Dans le cas de violence sexuelle, « est-ce qu’on a besoin de répéter le mot « allégué » toutes les deux ou trois phrases ? Non », affirme Suzanne Zaccour, qui est également juriste.

Les médias doivent-ils présenter à la fois les faits les plus graves et les moins graves dans un titre ? « Non », affirme-t-elle encore. Un avis partagé par M. Trudel, pour qui il est suffisant de contextualiser adéquatement les propos, en précisant que ce sont des allégations qui n’ont pas encore été portées à l’attention d’un tribunal ou examinées par ce dernier.

« Mais attention à l’excès contraire qui serait de penser que, puisqu’on ne peut en faire la preuve devant un tribunal, ou qu’on ne l’a pas encore faite, les faits n’ont pas existé », ajoute M. Trudel.

« Cette manière de dire nous rappelle qu’en fait on a du mal à croire la victime. Elle traduit justement l’idée que « ce n’est pas si pire que ça », un problème qui traverse l’ensemble du domaine de la violence faite aux femmes », ajoute pour sa part Mme Zaccour.

Ce n’est pas de mauvaise foi qu’on utilise ces euphémismes, mais « parce qu’on a tendance à les répandre sans les remettre en question, parce qu’on les a entendus », indique la sociologue Sandrine Ricci. La répétition des discours ambiants émane ainsi de la culture du viol et y participe à la fois, les euphémismes nous amenant « à lutter plus poliment que le terme “violence” », dit-elle.

« La banalisation désensibilise les gens, elle fait en sorte que les gens qui commettent la violence n’ont pas l’impression de la commettre », dit Mme Ricci. C’est ainsi que « l’inconduite » peut rester détachée dans l’imaginaire de la violence sexuelle, encore comprise comme ce stéréotype du viol commis par un étranger au fond d’une ruelle, stéréotype pour lequel il n’y a pas d’ambiguïté.

Or la violence sexuelle s’inscrit dans un « continuum », expliqueMme Ricci. Et nommer plus précisément permet d’en reconnaître les diverses formes, une étape préalable à la dénonciation et qui respecte encore mieux la lettre et l’esprit des lois.



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