Le pasteur qui voulait sauver les brebis égarées

Un nouvel organisme de bienfaisance lié à un groupe religieux et sans expérience dans le domaine de la prostitution vient de recevoir une subvention de 180 000 $ pour développer un modèle d’hébergement pour jeunes femmes qui souhaitent quitter la prostitution, modèle qui sera applicable sur l’ensemble du territoire québécois. Ce choix laisse perplexes les organismes regroupés au sein de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), qui s’inquiètent de l’approche choisie et d’un possible prosélytisme, ce dont se défend l’organisme.
La Sortie est un organisme de bienfaisance fondé en 2013 sous l’impulsion de Gerry Plunkett, pasteur de l’Église évangéliste Catch the Fire, dans l’ouest de l’île de Montréal. « On a vu un reportage sur la prostitution, raconte l’homme d’Église. Mon épouse et moi, on a eu le coeur brisé, on a eu envie de faire quelque chose. »
Le pasteur s’est entouré d’une équipe, composée au départ de gens de l’Église mais qui s’est élargie à des professionnels de divers milieux, pour offrir de l’aide et du soutien aux victimes d’exploitation sexuelle au Québec.
Sur son site, l’organisme La Sortie met en avant les « valeurs » qui guident son action, soit « le pouvoir d’aimer et d’être aimée, l’espoir d’être guérie et affranchie de ses blessures et la liberté de choisir sa destinée ». On souhaite offrir aux jeunes femmes « de véritables chemins de sortie ».
« La Sortie, ce n’est pas une mission religieuse, c’est un projet séculier », répète son directeur général, Ronald Lepage, un ancien dirigeant de centre de toxicomanie qui s’est converti à l’Église Catch the Fire après son embauche.
Même adresse
Aujourd’hui, trois des neuf administrateurs et deux des quatre employés de La Sortie sont membres de l’Église Catch the Fire, confirme Ronald Lepage. Plusieurs bénévoles de l’Église sont également impliqués, notamment dans des campagnes de financement.
Ronald Lepage répète qu’il n’y a pas de lien entre les deux organismes, et ce, malgré le fait qu’ils partagent la même adresse et que les bureaux de l’organisme de bienfaisance sont situés dans la bibliothèque de l’église, au milieu des livres sur « l’amour du Père ».
Ce dernier convient que le fait d’être hébergé dans l’église est « un peu délicat sur le plan des communications, parce que les gens prêtent des intentions religieuses », mais il répète que les finances et les missions sont bien séparées.
« On est un organisme neutre, professionnel, éthique », ajoute-t-il, précisant que plusieurs organisations, telles que l’Armée du Salut ou Vision mondiale, ont été fondées par des communautés religieuses et qu’elles « font un excellent travail dans la communauté ».
Recherche et hébergement
La Sortie n’a fait, jusqu’à présent, que des activités de collecte de fonds et de la sensibilisation sur les besoins d’aide et d’hébergement pour les prostituées. Un premier intervenant vient tout juste d’être engagé pour offrir un accompagnement aux femmes qui souhaitent sortir du milieu.
L’organisme souhaite ouvrir une maison d’hébergement pour les victimes d’exploitation sexuelle. Il a des visées sur un immeuble dans l’ouest de Montréal et espère pouvoir y accueillir des prostituées en transition dès 2018.
En parallèle, La Sortie a élaboré un projet de recherche dans le but de déterminer les besoins spécifiques des prostituées qui souhaitent sortir de ce milieu. L’organisme vient d’obtenir une subvention de 180 000 $ du ministère de la Sécurité publique du Canada pour mener ce projet.
C’est l’ancien directeur général associé de la Mission Bon Accueil, Gaétan Nolet, qui a élaboré le projet de recherche et qui agit à titre de coordonnateur. Lui-même membre de l’Église Catch the Fire, il assure que la question religieuse ne teintera pas le projet. « Étant donné la façon dont le projet est structuré, il n’y aura aucune ingérence ou influence, j’en suis persuadé », répond-il.
Pour la prochaine année, le chercheur Éric Latimer, de l’institut Douglas, qui possède une expertise dans le développement de modèles de logements pour personnes vulnérables, mènera la recherche « en totale indépendance » pour documenter les besoins, assure M. Nolet. Le chercheur n’a pas répondu aux demandes d’entrevue du Devoir.
Selon les conclusions de la recherche, Gaétan Nolet développera un modèle d’intervention en logement qui pourra être appliqué pour l’ensemble du Québec avec l’aide d’un comité consultatif, composé de gens du milieu communautaire, de la santé et de la Maison de Mélanie, qui offre déjà un service d’hébergement d’urgence pour les victimes d’exploitation sexuelle.
« Je ne suis pas l’expert [en matière de prostitution] mais je suis très au fait de la réalité de cette situation, répond M. Nolet. Mon rôle est de coordonner le projet et de regrouper autour de la table ceux qui ont l’expérience directe. »
Une approche contestée
Les besoins en matière de réseautage et d’hébergement spécifique pour les femmes qui souhaitent sortir de la prostitution se font bien ressentir, soutient Diane Matte, l’une des fondatrices de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES).
« Mais ce qui est critiquable, affirme-t-elle, c’est que le ministère de la Sécurité publique du Canada ait choisi de faire affaire avec un groupe qui n’a aucune expérience ou expertise avec les femmes victimes de violence sexuelle et qui développe une approche campée dans une vision qui est très restreignante et ultimement dommageable pour les femmes qui ont déjà tendance à se culpabiliser. »
Le plan d’aide aux victimes développé par La Sortie est basé sur une « approche motivationnelle », une approche qui vise à « susciter un discours de changement » chez la victime et qui a « beaucoup de similitudes » avec l’approche utilisée en toxicomanie ou pour les problèmes de jeu. « C’est la relation avec un comportement destructeur », explique le directeur général.
La CLES, qui utilise une approche féministe et de défense des droits, précise la nature de ses doutes envers cette autre approche. « Transposer une approche qui part de l’idée que les personnes ont des comportements à risque pour elles-mêmes et appliquer ça à la prostitution, ça nous pose un grand problème, s’insurge Diane Matte. Quand on parle d’alcool ou de drogue, on parle d’une personne qui consomme une substance. En prostitution, c’est la personne qui est consommée. On n’est pas dans le contrôle des pulsions. »
Religion
La Concertation pour les luttes contre l’exploitation sexuelle craint également que les jeunes femmes soient exposées à un discours religieux en raison de la proximité de l’Église Catch the Fire.
« On n’est pas dans la liberté de religion ici, on parle d’un groupe intimement lié à une Église, soupire Diane Matte. Ça nous interpelle. Comment ça se fait que les liens entre ces personnes et une Église évangélisante n’ont pas alerté personne [au ministère] ? »
À la Sécurité publique du Canada, on répond que « la proposition qu’a présentée La Sortie était conforme aux exigences » et que « l’affiliation religieuse des membres de l’organisation ne fait pas partie des critères d’évaluation ».
De son côté, le directeur général, Ronald Lepage, se défend de faire du prosélytisme. Est-ce que des victimes qui ont entamé une démarche de réhabilitation avec La Sortie se sont ralliées au mouvement Catch the fire ? « Jamais à partir de nos interventions », répond-il. Il précise qu’aucune personne ayant reçu de l’aide de La Sortie ne s’est jointe à l’Église, rappelant toutefois que l’organisme commence tout juste à offrir des services d’aide aux victimes.
Chantal, une ancienne escorte qui a quitté par ses propres moyens le milieu de la prostitution il y a plusieurs années, s’implique bénévolement dans le conseil d’administration de La Sortie. Elle répond qu’elle n’est pas membre de l’Église Catch the Fire et que jamais on n’a tenté de la convaincre d’en grossir les rangs. « Leur slogan, ce n’est pas : “Viens, on va t’aider, mais il faut que tu embarques avec nous.” Ce n’est pas ça du tout. Ils ne m’ont jamais approchée en me disant : il faut que tu embarques dans ça. »
« Et puis, on s’en fout de ta religion, de ta couleur ou de ton orientation sexuelle, ajoute Chantal. Notre but, c’est d’aider ces personnes-là qui ont besoin d’aide. Et peu importe la façon dont on va le faire, si on sauve ces filles-là et qu’on réussit à les sortir de là, chapeau. »