La commission sur les femmes autochtones a besoin de deux ans de plus

Les commissaires de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées réclament un délai supplémentaire pour mener leurs travaux, compte tenu des nombreux obstacles logistiques et démissions qui ont freiné l’équipe.
« Le temps qu’on nous a donné nous empêche de respirer », affirme la commissaire Michèle Audette, qui a rencontré l’équipe du Devoir en table éditoriale vendredi. Dans le rapport préliminaire, qui sera déposé en novembre, les commissaires vont donc réclamer un temps de prolongation d’un an ou deux.
Le rapport évoquera également les « obstacles » auxquels les commissaires se sont heurtés, tant sur le plan opérationnel que sociopolitique, et qui se font toujours sentir un an plus tard.
Au printemps 2016 le gouvernement de Justin Trudeau a annoncé la mise sur pied de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA). Mandatée pour diriger cette vaste enquête avec quatre autres commissaires, Michèle Audette était prête à déménager à Ottawa, mais elle a « vite compris qu’il n’y avait pas de bureau, pas d’édifice, pas de politique ou de culture officiellement établie pour ce grand exercice-là », déplore-t-elle.
Dès la première semaine de leur mandat, en septembre, les commissaires ont établi leurs priorités, à savoir comment la police intervient auprès des familles et des victimes, comment le Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) intervient auprès des enfants et comment s’opère le trafic humain qui cible les femmes autochtones.
La liste des demandes a été envoyée à Ottawa. « On nous a dit : vous avez le pouvoir d’embaucher, mais voici la réalité d’un gouvernement fédéral. Et là, ça a commencé à faire mal. Ça peut paraître banal, mais pour le quotidien, quand on parle d’un téléphone, d’un toit où travailler, d’embaucher du monde, de pouvoir trouver les bonnes personnes… On est rendu à un an, j’attends encore mon ordinateur… »
Pas d’Internet
« À cette époque, poursuit la commissaire, on s’attendait à ce que ça aille vite, vite, vite, parce que le gouvernement avait pris un engagement, fait une annonce officielle et nous avait donné un mandat, donc [on s’attendait à ce qu’il] nous outille. Mais ça n’arrivait pas… »
En octobre, les commissaires ont dit « ça suffit » et exigé une rencontre avec la haute fonction publique. « [On leur a dit :] OK, vous avez une culture, un contexte, une réalité administrative qui peut-être va ralentir nos travaux, en tout cas, on le ressent. Comment peut-on accélérer ? »
Six mois plus tard, fin février, Michèle Audette avait finalement un bureau… « avec zéro meuble et zéro Internet », soupire-t-elle.
« Internet flottait quelque part, mais il y avait un débat entre deux ministères à savoir qui allait autoriser l’accès […] On a eu Internet sept à huit semaines plus tard. Tout est arrivé beaucoup plus tard. Pendant ce temps-là, on travaillait quand même, mais à partir de nos cuisines ou dans un bureau vide. »
Des problèmes se sont également posés sur le plan sociopolitique, confie Mme Audette, qui affirme avoir dû travailler fort pour faire comprendre à ses collègues l’importance de créer des liens avec les communautés autochtones. « Je vais être sincère, pour la plupart des membres de l’équipe, c’était nouveau comme expérience de considérer ça. »
Enquête « coloniale »
Malgré les discours rassurants qu’elle a tenus ces dernières semaines, Michèle Audette confirme aujourd’hui que la vague de démissions au sein de son équipe a « ralenti » les travaux.
Pour la première fois, aussi, elle répond aux critiques virulentes de la commissaire Marylin Poitras, qui a démissionné en juillet. Cette dernière a dénoncé l’« approche coloniale » de l’Enquête nationale.
« On a appris en même temps que vous pourquoi elle nous quittait. Et cela ne me gêne pas de dire que, lorsqu’on a reçu l’appel [du gouvernement pour nous donner le mandat], on savait que l’enquête se ferait dans un contexte non autochtone. Et on le savait que ce n’est pas en deux ans qu’on allait faire un changement radical. C’aurait été farfelu de penser que c’était faisable. »
L’Enquête nationale est-elle coloniale ? Michèle Audette réfléchit quelques secondes. « Notre processus va arrimer le processus colonial avec les approches autochtones. Ce serait vous mentir de dire qu’on est super autochtone. » Des critiques se sont fait entendre notamment sur l’assermentation des témoins, qui est perçue par certains comme une obligation de s’incliner devant la reine.
Michèle Audette répète que l’enquête est « une création du gouvernement », encadrée par une loi, mais que le décret est assez large pour permettre aux commissaires d’avoir « une approche de décolonisation » sur la forme que prendront les rencontres. Elle souhaite ainsi « briser le squelette du tribunal » qui est généralement de mise pour les audiences pour favoriser plutôt une disposition de la salle en cercle. Les témoignages pourront aussi prendre la forme d’un poème ou d’un chant. Et même ça, c’était loin d’être acquis. « Ça a dérangé beaucoup de nos avocats non autochtones et même autochtones qui ont dit : “Ce n’est pas mon école de pensée.” »
Les commissaires ont failli à bien expliquer leur mandat, concède Michèle Audette, qui avoue avoir elle-même songé à démissionner en raison de la « pression constante qui vient de tous les côtés ».
« Des fois, je me permets, pendant 15 secondes, de dire “j’arrête”. Et après ça, je me rappelle pourquoi je suis là. » Au bout de la table, Michèle Audette se lance dans une tentative d’explication. « Ma nièce… » Elle fait une pause, inspire un grand coup, se reprend. « Ma nièce fait partie des statistiques, elle est une survivante. Elle avait 12 ans quand c’est arrivé. Toutes ces femmes qui ont cette cicatrice-là, elles ont une résilience, une force, et c’est ce qui me nourrit et me motive à faire partie de celles qui proposent un changement. Et une fois que je serai mocassin libre, et que les recommandations auront été déposées, je vais être différente, je le sais. »