Des demandeurs d'asile soumis à la subjectivité des commissaires

Dans le cas des demandeurs d’asile en provenance d’Haïti, une commissaire a accordé une réponse positive dans 16 % des cas, alors que la moyenne générale était de 45,9 % des demandes acceptées, entre 2013 et 2016. 
Photo: Geoff Robins Agence France-Presse Dans le cas des demandeurs d’asile en provenance d’Haïti, une commissaire a accordé une réponse positive dans 16 % des cas, alors que la moyenne générale était de 45,9 % des demandes acceptées, entre 2013 et 2016. 

Les taux d’acceptation des demandes d’asile varient de manière « inquiétante » selon les commissaires qui les jugent. Dans sa plus récente étude sur le sujet, le professeur Sean Rehaag constate que certains d’entre eux octroient le statut de réfugié à 96 % des demandeurs qu’ils entendent, et d’autres, à 24 % seulement.

La subjectivité des commissaires au statut de réfugié joue en effet un rôle dans leurs décisions, indiquent les données de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) obtenues par M. Rehaag grâce à la Loi fédérale sur l’accès à l’information.

Et même si cette composante subjective intervient dans d’autres systèmes de justice, comme dans toute décision humaine, note le chercheur, les garde-fous manquent à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR).

Les conséquences d’un renvoi au pays d’origine pouvant être très graves, « toute faille dans le processus est préoccupante », insiste M. Rehaag. Les possibilités d’appel sont encore trop limitées, et les mécanismes de surveillance des décisions trop rares pour « corriger la subjectivité qui parcourt tout le système », conclut-il.

Ce tribunal devrait être conçu pour « minimiser l’effet de loterie », écrit-il, un effet bien connu des avocats en droit de l’immigration et documenté depuis près de deux décennies par des chercheurs.

Une question de pays ?

La CISR fait remarquer que les commissaires sont maintenant « souvent regroupés en équipe afin de pouvoir acquérir une spécialisation géographique en ce qui concerne les conditions particulières dans les pays ». Un programme de recherche met en effet à leur disposition des « renseignements à jour et fiables sur les droits de la personne et sur les questions relatives aux réfugiés » pour éclairer le processus d’octroi d’asile. Des analyses de la CIA américaine ou de différents bureaux des Nations unies sont ainsi regroupées en « cartables » que les commissaires sont invités à consulter.

Une partie des variations peut donc s’expliquer par des facteurs reliés à la spécialisation, reconnaît d’emblée le professeur Rehaag : un commissaire étudiant des cas de la Syrie ou de l’Irak, par exemple, rendra surtout des décisions positives.

Mais cette « spécialisation » géographique ne peut expliquer à elle seule toutes les variations, poursuit le chercheur. Il s’est penché sur cette objection en comparant le taux d’acceptation pour un commissaire donné avec la moyenne pour le même pays.

Dans le cas des demandeurs d’asile en provenance d’Haïti, par exemple, la commissaire Suzanne Alary a accordé une réponse positive dans 16 % des cas, contre 60 % pour la commissaire Jacqueline Schoepfer, entre 2013 et 2016. Pour cette même période, la moyenne générale était de 45,9 % des demandes acceptées.

Parmi les commissaires refusant le plus souvent d’octroyer le statut de réfugié, Robert Gibson n’a accepté que 26 % des 77 dossiers entendus en 2016. De ces 77 cas, 46 étaient présentés par des Chinois ; il en a refusé 36. Pour le même pays d’origine, Julaine Eberhard a entendu 59 demandeurs ; elle en a refusé 11.

Une subjectivité connue

 

Un discours qui fait écho à celui de François Crépeau, rapporteur spécial de l’ONU sur les droits des migrants. Ses recherches l’avaient mené à des conclusions semblables il y a plus de 16 ans.

« Les preuves présentées varient largement d’une requête à l’autre, même entre des requêtes de type similaire », expose la CISR, en réponse aux questions du Devoir. Pour cette raison, et pour d’autres, la Commission s’attend « à un écart dans les taux d’acceptation d’un membre à l’autre ». Une révision périodique des variations entre les régions et les pays d’origine est effectuée afin de s’assurer de la cohérence, de l’uniformité des décisions, écrit une porte-parole.

Ces importantes variations sont aussi un fait connu parmi les avocats des demandeurs. « C’est sûr qu’il y a une variable humaine très forte », appuie d’emblée l’avocate en droit de l’immigration Chantal Ianniciello. À la seule évocation du nom du commissaire qui les entendra, les avocats savent si leur audience sera « compliquée » ou non, dit-elle.

Tout en les qualifiant « d’exceptions », elle décrit des décisions de commissaires teintées par leurs « propres critères ». « J’ai vu plusieurs décisions d’un même commissaire dans lesquelles il écrit : “Vous êtes jeunes, vous êtes grand, vous êtes fort, vous auriez pu vous défendre contre vos agents de persécution.” Même si tu fais 6 pieds et que tu es jeune, est-ce que tu es obligé de tuer des gens pour te défendre ? »

À l’instar des arguments avancés par la CISR, M. Crépeau reconnaît que la détermination du statut de réfugié est « une opération judiciaire extrêmement complexe », puisqu’elle se base presque entièrement sur le récit du demandeur.

La crédibilité des demandeurs est un facteur déterminant, mentionne la Commission. Or, ce partage entre une histoire crédible ou pas est extrêmement délicat. « Toutes les études de psychologie le disent : la capacité de reconnaître quelqu’un qui ment est d’environ 50 %, c’est-à-dire pile ou face », affirme M. Crépeau.

Recours encore déficients

 

Les décisions en matière d’immigration peuvent pourtant « avoir des conséquences aussi tragiques qu’en matière de droit criminel », rappelle-t-il. Le renvoi dans leur pays d’origine de réfugiés légitimes peut les exposer à la détention, à la torture ou à la mort.

Ces décisions sont toutefois prises à travers le prisme du droit administratif, ce qui n’offre pas les mêmes garanties qu’en droit criminel, notamment en matière d’appel, insiste à son tour Sean Rehaag.

Depuis la réforme du système d’octroi d’asile en 2012, les demandeurs ont droit à un appel véritable, à la fois sur les faits et sur le droit. Auparavant et pendant longtemps, note M. Rehaag, le seul recours pour les personnes dont la demande était refusée était un contrôle judiciaire, qui ne réexaminait pas les faits, mais seulement les questions de procédures judiciaires.

Mais certaines catégories de demandeurs n’ont toujours pas accès à cet appel, souligne le professeur.

Plusieurs personnes continuent aussi à voir leur demande d’appel rejetée. En 2016, sur près de 3000 appels « réglés », 544 avaient été rejetés d’emblée, avant même d’être rouverts. Les dossiers rejetés après une « analyse du bien-fondé » s’élevaient quant à eux à 1618.

Reste que près du tiers des décisions portées en appel sur des dossiers du nouveau système (post-2012) ont été en effet infirmées après examen des faits. Une donnée qui renforce la nécessité d’ouvrir à tous la possibilité d’appel, insiste Sean Rehaag.

Tous s’entendent aussi pour dire que le recrutement des commissaires s’est amélioré ces dernières années, depuis la « professionnalisation » du poste. Les membres de la CISR sont aujourd’hui des fonctionnaires qui doivent suivre une formation et qui ont souvent préalablement des connaissances en droit.

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