«Empowerment», un mot qui perd de son pouvoir

La langue de Molière a-t-elle des limites qui ouvrent la porte aux emprunts ? Cet été, Le Devoir se penche sur certains mots anglais récents de plus en plus utilisés en français et qui n’ont pas trouvé d’équivalent juste dans notre langue. Aujourd’hui : empowerment.
Par les temps qui courent, il est partout ce mot. Autant dans les discours des militants de Black Lives Matter que dans les rapports de la Banque mondiale ou dans les publicités de rouge à lèvres… Accrocheur, le concept peut être interprété de différentes façons. Mais à force, la formule a-t-elle toujours un sens ?
Qu’est-ce que l’empowerment ? Avec un champ d’application théorique et pratique allant du travail social au développement international, en touchant aussi à l’éducation, au féminisme, à l’administration et au marketing, la définition du mot est certes un peu floue.
L’Office québécois de la langue française préconise le terme « autonomisation », qu’il définit ainsi : « processus par lequel une personne, ou un groupe social, acquiert la maîtrise des moyens qui lui permettent de se conscientiser, de renforcer son potentiel et de se transformer dans une perspective de développement, d’amélioration de ses conditions de vie et de son environnement ».
Ce n’est pas la seule traduction française qui a été proposée ; il arrive de voir aussi « capacitation » ou encore « empouvoirement ». Le vocabulaire juridique emploie « habilitation », mais celui-ci fait plutôt référence à un octroi de pouvoir, plutôt qu’à une prise en main par la personne ou le groupe en question.
Emploi inégal
Toutefois, leur emploi est inégal. Contrairement au terme anglais, ces néologismes ne parviennent pas à inclure à la fois le processus et le résultat.
« Les termes “autonomisation” et “capacitation”, s’ils indiquent bien un processus, ne font pas référence à la notion de pouvoir qui constitue la racine du mot ; et les expressions “pouvoir d’agir” ou “pouvoir d’action” ne rendent quant à elles pas compte du processus pour arriver à ce résultat et de sa dimension collective », écrivent Marie-Hélène Bacqué, professeure à l’Université Paris Ouest, et Carole Biewener, professeure d’économie et d’études du genre au Simmons College de Boston, dans l’article « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? », paru en 2013 dans la revue Idées économiques et sociales.
Dans son essai Soeurs volées, portant sur les femmes et les filles autochtones disparues, la journaliste et auteure Emmanuelle Walter aborde son choix du terme, qu’elle a préféré garder à l’anglaise dans le texte. « En écoutant ces mères autochtones interpeller la classe politique en général et le premier ministre […], encadrer les familles pendant leurs rencontres, témoigner […] devant la Commission internationale des droits de l’homme à Washington, c’est le mot empowerment qui me vient à l’esprit. Quelque chose qui dit : “Je n’ai plus peur. Je veux me battre puisqu’on ne se battra pas pour moi” », peut-on lire dans l’ouvrage.
« Je me souviens que mon éditrice m’avait dit : “Essaie de trouver quelque chose”, explique l’auteure au Devoir. Je n’ai pas trouvé d’équivalent. Je me souviens de la première fois où je l’ai entendu, c’était en Afrique du Sud, après l’apartheid. On réfléchissait aux façons dont les populations des ghettos pouvaient reprendre du pouvoir par elles-mêmes. Ce mot charrie avec lui sa jurisprudence, il trimbale toutes les luttes précédentes. »
Route sinueuse
D’abord utilisé par les femmes américaines du début du XXe siècle qui réclament plus de droits, empowerment apparaît dans les écrits du sociologue américain Saul Alinsky à partir des années 1930. Le terme est alors employé pour parler de lutte des opprimés pour un gain de pouvoir par rapport aux groupes dominants.
Au tournant des années 1970, les militants des droits civiques américains et les féministes s’approprient le mot pour demander une plus grande représentation de leurs communautés. Parallèlement, les groupes de défense de femmes battues l’utilisent pour parler du développement d’un « pouvoir intérieur ».
Graduellement, le mot se répand à différents courants de pensée. Dans les années 1980, les néoconservateurs l’emploient pour parler d’une prise en charge individuelle pour pallier un manquement des États. À la même époque, des théoriciennes féministes de l’Inde se réclament de l’empowerment, amorçant ainsi son emploi en développement et en lutte contre la pauvreté.
Puis, le terme se généralise. « Au cours des années 1990, la notion d’empowerment est intégrée dans le vocabulaire international de l’expertise et des politiques publiques, en particulier dans celui des grandes institutions multilatérales comme l’Organisation des Nations unies (ONU) ou des bailleurs de fonds comme la Banque mondiale », expliquent Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, toujours dans « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? ».
Dénaturé
Anne Calvès, professeure de sociologie à l’Université de Montréal, a documenté la généalogie de cette adaptation du concept par les institutions officielles dans ses textes « Empowerment » : généalogie d’un concept clé du discours contemporain sur le développement et L’empowerment des femmes dans les politiques de développement : histoire d’une institutionnalisation controversée. Pour elle, l'« empowerment » a été vidé de son sens. « Le mot est aujourd’hui employé par tous et partout et a même gagné le monde des affaires. […] Le mot a été littéralement “pris en otage” par les agences internationales de développement qui en ont fait un concept vague, faussement consensuel, édulcoré, dépolitisé et instrumentalisé. »
C’est l’aspect collectif qui est perdu, croit la professeure. Dans sa conception initiale, l’empowerment permet à un groupe d’augmenter sa qualité de vie en prenant conscience de son pouvoir d’action collective et d’émancipation par rapport au dominant, en se rendant compte de l’oppression intériorisée. Mais de plus en plus, dans le discours ambiant, sa compréhension est réduite à une sorte de confiance en soi, ou de pouvoir économique. « L’empowerment est un processus complexe et multidimensionnel. Il se définit comme un pouvoir créateur qui rend apte à accomplir et à transformer des choses. […] La dimension collective a été largement évacuée et l’empowerment a été “individualisé” pour devenir synonyme de capacité individuelle, de réalisation et de statut. »
Chacun son empowerment
Apparition : Empower, comme verbe, apparaît en Grande-Bretagne au XVIIe siècle et désigne une autorité formelle accordée par une entité de pouvoir plus élevée.Emploi sociologique : À partir des années 1930, l’écrivain et sociologue américain Saul Alinksy, dans ses méthodes d’organisation communautaire, travaille sur les quartiers pauvres de Chicago et théorise la notion de pouvoir.
Emploi militant : Le mouvement des droits civiques américain et les féministes des années 1960 et 1970 adoptent le mot pour nommer le besoin d’émancipation des opprimés.
Emploi en développement : Dans les années 1980, les femmes indiennes engagées dans le développement communautaire utilisent le mot en opposition à la conception institutionnelle du gouvernement.
Emploi en publicité : Depuis une dizaine d’années environ, les marques utilisent l’idée d’empowerment pour faire la promotion de leurs produits. Par exemple, en 2004, la campagne « Vraie beauté » de Dove encourageait les femmes à s’aimer telles qu’elles sont.