Ces mystérieuses eaux sous nos pieds

Le Devoir vous transporte cet été sur le terrain en compagnie de chercheurs qui profitent de la belle saison pour recueillir observations et données. Dans une série épisodique, Grandeur nature s’immisce dans la sphère de ceux qui font la science au jour le jour. Aujourd’hui, plongée sous la terre, à la découverte des eaux souterraines.
Pendant des années, les scientifiques ont concentré leurs efforts sur les eaux de surface. Aujourd’hui, ils réalisent que l’eau des nappes phréatiques est plus précieuse encore, car c’est elle qui est à la base de tout le système. Et bien qu’on la pompe à un rythme effréné, personne ne sait encore avec précision à quelle vitesse ni dans quelles conditions elle se recharge. Des chercheurs de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) tentent de percer le mystère avant qu’il ne soit trop tard.
« La vaste majorité de l’eau potable est là, cachée sous nos pieds, mais on ne connaît pratiquement rien de la façon dont ça se passe là-dedans ; c’est une vraie boîte noire », affirme Viorel Horoi, professionnel de recherche et technicien à l’UQAM, tout en sortant pelles et tuyaux du 4X4 blanc qui nous a menés à travers les sentiers sablonneux jusqu’à cette clairière paisible.
Nous sommes dans la Pinière de Saint-Lazare, dans l’ouest de Montréal, un parc naturel qui abrite l’une des dix stations d’observation de la recharge des eaux souterraines le long de la vallée du Saint-Laurent.
« La question que l’on se pose aujourd’hui, c’est : est-ce qu’on est capable de comprendre vraiment quel est le cycle de l’eau souterraine et à quelle vitesse ces eaux-là vont se renouveler ? », résume Florent Barbecot, professeur au Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère à l’UQAM.
Zone non saturée
Le projet en est un d’envergure, mais les installations, elles, sont à peine visibles. Dans la clairière, au milieu des fleurs et des fraises sauvages, le petit enclos, délimité par un cordage, fait à peine six mètres carrés.
À l’intérieur, un tuyau qui sort de terre et une petite boîte blanche cadenassée. Sabrina Bruneau, étudiante à la maîtrise, sort son trousseau de clés et ouvre le panneau. C’est un datalogueur, explique-t-elle. L’appareil enregistre différentes données — température, humidité du sol, etc. — au moyen de quatre senseurs, sur un mètre de profondeur. Et ce, en continu, tous les jours, depuis des mois.
Sabrina sort son ordinateur, le branche dans l’une des prises du datalogueur et télécharge les données, qu’elle analysera plus tard en laboratoire.

Pendant ce temps, Alexandra Mattéï, qui fait sa thèse de doctorat en cotutelle avec l’École nationale supérieure des mines de Paris et l’UQAM, s’installe pour récupérer l’eau du lysimètre. « Sous terre, on a installé un grand tonneau au fond poreux qui est relié à un réservoir, explique l’étudiante française. Toute l’eau qui percole se retrouve dans le réservoir. Je viens pomper l’eau pour savoir, depuis la dernière fois que le réservoir a été vidé, au mois de mai, combien d’eau s’est baladée dans la zone non saturée. »
La zone non saturée ? C’est l’interface entre la surface de la terre et la nappe phréatique. « Tous les mécanismes clés de la recharge passent par la zone non saturée », précise Florent Barbecot.
Incertitudes
On sait qu’il tombe approximativement 1000 mm de précipitations par année, explique le professeur en entrevue. De toute cette eau, la grande majorité part par ruissellement et environ le quart s’infiltre dans le sol. De ces 250 mm disponibles pour alimenter la nappe phréatique, la majorité va partir en évapotranspiration dans les végétaux.
Ça, c’est le portrait global. Mais les chercheurs veulent un portrait précis. Et c’est là que tout s’embrouille.
« C’est compliqué parce que la ressource, c’est de l’eau qui s’écoule dans des roches plus ou moins poreuses, explique le professeur. Les seules observations que nous avons, ce sont des observations très ponctuelles, quand on fait un forage à un endroit donné. Et à partir de cette information, on interpole de point en point, mais il manque beaucoup d’informations, cette interpolation nous apporte de grosses incertitudes. »
L’autre problème, c’est que la quantité d’eau qui retourne à la nappe phréatique varie énormément en fonction du couvert végétal. On sait, par exemple, que l’eau va s’infiltrer plus facilement dans du sable que dans de la roche granitique. Des modèles sont élaborés et calibrés en fonction de ce qui est observé dans la nature, mais là encore, l’information reste approximative et parcellaire. « Donc, tout le travail que l’on fait ici, c’est de développer des méthodes pour mesurer la recharge », schématise Florent Barbecot.
Entre clairière et forêt
Dans la clairière, le ronronnement de la pompe commence à ralentir, puis s’arrête. Alexandra a récolté 5,4 litres d’eau dans le lysimètre.
L’étudiante prend l’équipement et le transporte sur une douzaine de mètres, jusqu’à une deuxième station identique, dans la forêt. Ici, le sol est mou, presque entièrement recouvert d’épines de pins et de lichen. On veut voir la différence sur un même site entre deux types de couverts végétaux.

Le ronronnement de la pompe reprend de plus belle. Un litre. Deux litres. « Ça devrait être sensiblement la même chose, il y a moins d’évaporation dans la forêt, mais les racines absorbent plus d’eau », prédit la jeune chercheuse.
Trois litres. Quatre litres. Sabrina relève les données du datalogueur sur le deuxième site.
On entend Viorel qui insère, à petits coups secs, des cylindres de cuivre dans la paroi du trou qu’il vient de creuser pour récolter des échantillons de terre à différentes profondeurs. Quelque chose retient son attention au fond du trou. Il se penche, récupère un petit objet, souffle dessus, le met dans sa poche. C’était la clé du véhicule, tombée un peu plus tôt pendant qu’il s’échinait sur sa pelle. « On aurait eu l’air fin », laisse-t-il tomber en rigolant.
Dans la forêt, la pompe roule à plein régime. Cinq litres, six litres. Une famille passe à cheval sur la petite route sablonneuse. Sept litres, huit litres. On entend un train passer au loin.
Les branches craquent sous les pieds de Viorel, qui s’approche, intrigué, de la station B. « T’es rendue à combien, Alexandra ? Neuf litres ? C’est du sérieux ! » Le technicien roumain colle son oreille sur le tuyau : « On entend des bulles, ça veut dire qu’il commence à y avoir de l’air. On approche de la fin. » Quelques minutes plus tard, les dernières gouttes tombent dans la bouteille. Récolte finale : 9,15 litres.
« On a pratiquement quatre litres de différence d’un site à l’autre. Je suis vraiment surprise », avoue Alexandra. La petite équipe de chercheurs élabore quelques théories en remballant le matériel. Viorel fouille dans le carnet de notes à la recherche d’une donnée qui leur aurait échappée.
« Je ne peux pas expliquer pourquoi il y a une telle différence entre les deux sites, c’est tout le but du projet, répond Sabrina. On va analyser ça, moi avec des méthodes physiques et Alexandra avec ses méthodes isotopiques. Puis, on va comparer nos données, ce qui va nous permettre de vérifier certaines hypothèses. »
Changements climatiques
Le projet de recherche s’étale sur dix ans. On veut des mesures sur une longue période pour dégager des tendances et, éventuellement, tirer des conclusions.
« Travailler à long terme, c’est se poser la question à savoir si les méthodes que l’on développe sont assez sensibles pour qu’on puisse visualiser l’impact des changements climatiques sur dix ans sur la recharge des aquifères », précise Florent Barbecot.
« C’est une question très importante parce qu’à l’heure actuelle les différents articles qui ont été publiés sont assez divergents dans les conclusions, et on ne sait pas trop quoi en dire, ajoute-t-il. On ne sait donc pas, à l’heure actuelle, prédire quelle sera l’évolution de la ressource en eaux souterraines sous les changements climatiques. »

C’est d’autant plus complexe à prévoir que les changements climatiques auront un impact également sur le couvert végétal. « Si, dans nos modèles de prévision de la recharge, on ne prend pas ça en compte, on aura une image complètement erronée de la recharge », affirme Alexandra.
Conséquences
À défaut d’avoir un portrait précis de la quantité d’eau contenue dans la nappe phréatique, les scientifiques peuvent d’ores et déjà observer une diminution des réserves en se basant sur l’analyse des niveaux d’étiage, la mesure des niveaux d’eau au moment où il ne pleut pas et où les rivières sont alimentées par la nappe phréatique.
« On se rend compte que dans plein de rivières, à travers le monde, ce niveau baisse tout le temps depuis 20 ans, illustre Florent Barbecot. Pourquoi ? Parce que les nappes d’eau, censées alimenter les rivières, sont aussi en train de diminuer. Et ça diminue parce qu’on a un problème de recharge et d’exploitation. »
Est-ce que l’on pompe trop d’eau ? « Ça dépend des points de vue, répond le chercheur. Mais d’un point de vue strictement naturaliste, la réponse est oui, sans hésitation. »
Les eaux souterraines sont à la base de la biodiversité et de l’approvisionnement en eau potable à l’échelle de la planète. Au Québec, c’est entre 30 et 35 % de la population qui dépend directement de la nappe phréatique pour l’alimentation en eau potable. En milieu rural, la moyenne franchit la barre des 80 %.
« Si cette recharge tendait à diminuer, les conséquences sur les zones humides qu’elles soutiennent ou sur les quantités exploitables pour l’alimentation des populations et l’agriculture pourraient être dramatiques, conclut Florent Barbecot. C’est pour ça qu’il faut des outils de veille à long terme. Et il faut répéter le message : attention ! Il se passe des choses, qui sont parfois très ténues à observer, mais dont les conséquences, à long terme, sont graves. »